vendredi 21 juillet 2023

« Dépucelez-moi tout ça ! », CHRISTOPHE ESNAULT, PAS MÊME LE BOUCHER, Æthalidès Éditions, 2023

N’est-il pas chanceux celui qui se noie tout entier dans les sinuosités de l’adolescence ? De sa douleur, il tire le plus brutal des enseignements : la vie est injuste, et c’est tant pis. Évidemment, vous en conviendrez, il n’y a rien de plus intolérable pour un enfant que d’avoir à trouver un employeur. « Bienheureux si on réussit à le caser quelque part » devient le mantra maternel. Mais le jeune Christophe a d’autres projets en tête. Sa réponse ne se fait pas attendre, il cherche à s’en sortir, le plus rapidement, le plus efficacement possible : « Est-ce qu’on me laisserait tranquille / Si je me coupais les doigts ? » Voilà comment débute le bout d’aventure que constitue le récit de « Pas même le boucher », paru le 8 juin 2023 aux éditions Æthalidès.

Nous sommes prévenus dès la page de titre, il s’agit d’une fiction. Pourtant si tous les faits ne sont peut-être pas exacts, et peu importe, la toile de fond, elle, sent le vécu à plein nez. Et c’est elle qui nous intéresse. Une toile de fond pleine de pornos, de clopes, de cocktails improbables, avec un seul mot d’ordre : « Dépucelez-moi tout ça ! » Si c’est le cri que pousse le vieux Christophe pour l’édification de la jeunesse, on mesure combien toute la vie de l’adolescent générique est guidée par cette injonction. Lui qui est encore vierge de tout, ne compte pas le rester. Le temps presse. En l’occurrence, ici, tout va trop vite, puisqu’on retrouve notre jeune homme jeté en foyer éducatif, les conneries s’étant déjà bien accumulées. Entre violence et fraternité, il découvre, après l’école, une autre forme de vie carcérale, et un désespoir déjà tenace s’établit dans le cœur de celui qui n’est encore qu’un enfant… Ce cœur qui cherche, se perd, se cogne. Longue traversée du désert affectif : « Et il aurait fallu t’aimer un peu / Pour ne pas passer des années entières / Succédant à des années entières / Sans un baiser sans une caresse ». C’est qu’il faut tout gérer à la fois, le mythe d’une utilité sociale, l’expérimentation de substances diverses, une vie amoureuse qu’on voudrait pleine de rebondissements. Alors pourquoi ne pas tout rater : « Saborder les possibles amoureux / Était un de tes indiscutables / Domaines d’expertises ». Réussir, en quelque sorte, c’est trop de sacrifices. 

En miroir, ce monde des adultes auquel on accède par l’âge sans jamais être prêt. Tant de chutes parsèment ce sentier qu’on est certain de ne pas arriver à destination en un seul morceau. Struggle for life ! À deux doigts d’en sortir à moitié fou, à cause des embrouilles et de la déception. Tout faire pour ne pas finir comme les parents : « La vie à deux / Obligée / Option progéniture ». Ourdir ses sales coups au grand jour pour éviter la prison mentale, pour bien montrer qu’on n’est pas comme eux. La meilleure des défenses, c’est l’attaque, dans toutes les directions. Toujours lutter contre le monde, jusqu’à ce que les forces viennent à manquer. Ce n’est peut-être pas simplement une question d’envie qui s’émousse, le corps est tiraillé lui aussi. D’un côté ce « monumental coup de poing », de l’autre ces vilaines « remontées acides » contre lesquelles on s’offre un « estomac flambant neuf en titane » pour lutter. Par ici, un rituel : « Une coupure sur ma paume / Je tends le cutter à l’ami / Qui coupe sa paume à son tour / Promesse de sang ». Une histoire de viande qui pourrit, qui saigne. Sans oublier la maladie, l’hospitalisation à suivre, trop jeune pour prendre cela au sérieux : « Il faut se foutre de la gueule des cancéreux / C’est leur rendre service » Rien ne veut entrer dans cette caboche dure comme la pierre, jusqu’à ce que l’écriture intercède pour devenir le contenant de tout ce qui déborde de l’existence : « (…) autre nature sauvage / Où tu peux te mouvoir et être nu ». L’impossibilité de se trouver ailleurs qu’en ce territoire pour panser ses plaies car d’un bord à l’autre de la société, point de salut, point de havre. Écrire permet de rire, de « rectifier » ; et plus tard, lorsque le poète, devenu grand, intervient en milieu scolaire, il se permettra de dispenser de précieux conseils aux bambins : « Bonjour les enfants / Que voulez-vous casser ? / Où souhaitez-vous mettre le feu ? / Qui a un briquet ou des allumettes ? » 

La poésie de Christophe Esnault se déploie toute en digressions et aller-retours successifs entre l’affect et le souvenir précis d’une réalité pas si lointaine, toujours à la recherche d’une forme de justesse d’énonciation. Ce qui est dépeint à chaque strophe s’ajoute à la masse du texte (et des autres ouvrages de l’auteur) comme autant de confessions prises sur le vif, moments épars, éclairs de lucidité sur une condition d’homme de la marge qui se plaît dans son rôle de scribe, à consigner la vie dans ses inavouables anfractuosités.


PIERRE ANDREANI

mardi 23 mai 2023

« Impossible d’être automatiquement poète », PHILIPPE BECK, RUDE MERVEILLEUX, Al Dante / Niok, 1998

Tant nous échappe la perception des phénomènes, nous ne pouvons qu’en établir une consignation plus ou moins poétique, plus ou moins sûre d’elle-même. Pour cela, il faut taper entre les lignes, entre les pas, pour être juste, toucher au vrai. Assumer d’affronter le réel dans sa cruauté drue. « Il y a de l’inquiétante familiarité. Qui ne veut pas rien dire. » affirme ainsi Philippe Beck, se réappropriant ainsi la formule de l’illustre Carolomancien.

Tout commence en musique, par une pulsation, un battement sur lequel vient se poser le sifflement de Joséphine, hésitant. Sœur, fille, mère, elle ouvre le chemin du petit qui se souvient. Deux émotions, deux motifs. Le merveilleux d’abord : « l’affaire d’un merle bien compris », le rude ensuite : « untel = une mouche locale ». Dans un exercice d’autobiographie obstétrique, le poète se découvre : « En faisant sortir, je fais / rentrer séparément. ». Le monde se divise en thèmes qui se rejouent dans l’air jazzé d’un temps que le scribe (ou « l’inscribe ») peine a appréhender. À la fin, ne reste-t-il pas qu’« Une réserve d’idées bovines / agiles » ? Qui est écrivain ? Celui qui donne une forme au livre « insigné ». Celui qui saura manier l’encrier dans la tempête. 

Ce sont là des notes, des références dites opaques, une volonté de ne pas être lisible au sens de transparent. Tout au long du recueil, Philippe Beck nous invite à « ne (…) pas », de toutes les manières possibles, articulant le paradoxe entre le Rude et le Merveilleux. C’est une lutte absconse à laquelle nul n’échappe que cette vie hypothétique (lutte entre les mots « fusibles » et les « uniques »). Avec des accents Berrymanien, il parvient à imposer une cadence, inventant des dialogues entre des anonymes et des personnages historiques, créant des hybrides, changeant légèrement de voix. Lui-même donne une définition de son geste : « C’est un celeuma, / un lourd chant qui rythme et verse / les récentes galères civiques. » Il nous rappelle l’importance de l’élan poétique, sa profondeur, sa singularité, ses possibles. Son urgence également : « (le précipité aéré, / par touches côte à côte / indiquées, ou rejointes) ». Parsemé de clowns tristes et d’oiseaux (leurs plumes) sans que rien ne les oppose, l’ouvrage empile également les définitions de la poésie même. L’amour du livre est tempéré par l’impossibilité d’y accéder véritablement. Chorégraphie évidemment incertaine entre la « pompe » et l’art. Tout est contrebalancé par le doute de celui qui sait : « la vocation enfouie / sous l’ambition / de chercher la langue (...) » ou « Impossible d’être automatiquement poète (…) / ou machinalement » Le poète est un être définitivement poreux et indéterminé. Il est aux quatre vents et ne sait même pas qu’il écrit. Pourtant il réfléchit, comme un mur blanc, il ne fait que ça. Qu’il l’oublie, qu’on l’oublie, c’est au choix. Mais quelque chose doit arriver qu’il attend.

Dans cet intervalle, le texte déroule ses figures, entre souvenirs « familiaux » et impressions intellectuelles, une sorte de généalogie de l’affect poétique se dessine. Chaque vers est cri ou chuchotement, tentative de suicide au couteau à cause du jargon qu’il produit, intime et inconnu. 


PIERRE ANDREANI