jeudi 17 septembre 2020

« Joue contre joue avec la mort » ROBERTO BOLAÑO, LES CHIENS ROMANTIQUES

Il y a comme un spectre qui plane au dessus de ce livre. C'est l'enfant myope, malingre et très tôt révolté qui part retrouver son Chili natal, dont la voix traîne sur ces vers prosaïques, d'où cette forme d'insouciance de l'exilé, de celui pour qui tout est foutu d'avance... Antipoèmes à la manière de Nicanor Parra ? Si Bolaño s'en revendiquait, il teinte également ces écrits d'une mélancolie qui tient de l'idéalisme politique. C'est de cette tension entre un engagement plus viscéral que réfléchi et une nécessité de secouer le vieil onirisme défraîchi que naîtra l'infraréalisme, énième avant-garde poétique, dès 1975 dans un atelier de création littéraire de l'Universidad Nacional Autónoma de México.

De partout, on ressent l'atmosphère oppressante de l'Amérique du Sud des années 70 et 80, la dictature, la peur, Allende, Pinochet ; et l'auteur de ces vers, inquiet, qui n'ose que fantasmer un monde meilleur... Car cette prose poétique est celle d'un monde en train de s’effriter en direct. C'est un mouvement inexorable. Quel en est le moteur ? Assurément l'exil des premières années (« Un Chilien élevé au Mexique peut tout supporter ») qui se répète en 1977, en Espagne, « En terre plus hostile / Qu'hospitalière » ou dans « des hôtels pareils à l'intérieur d'un chien de laboratoire », et qui ensemence toute l’œuvre d'un spleen très particulier. On y retrouve aussi Lupe, la jeune prostituée des Détectives sauvages2, (ou bien est-ce son double ?) cette obsession pour les enquêtes, les labyrinthes. Tout au long du recueil, l'angoisse de la survie : on se souviendra du Bolaño idéaliste, vagabond et qui aura aimé vivre « joue contre joue avec la mort ». En tension. Une écriture rapide et lente à la fois. Poèmes comme d'authentiques déversoirs de mots : « Comme j'étais pygmée et jaune et que j'avais des traits agréables / Et comme j'étais intelligent et je n'étais pas disposé à être torturé / Dans un camp de travail ou dans une cellule matelassée / On m'a mis à l'intérieur de cette soucoupe volante (…) ». Une sorte d'humour grinçant caresse chaque texte, comme lorsqu'il rêve de ces deux peintres : « L'un classique, intemporel, l'autre / Moderne, toujours, / Comme la merde. » Tant de textures qu'on se demande souvent, en parcourant l'ouvrage, sur combien de temps ces poèmes ont-ils été écrit ? On sait que le recueil a été composé sur une vingtaine d'années mais les textes eux-mêmes semblent garder la marque de plusieurs passages tant ils virevoltent, schizophrènes, sans qu'on puisse bien dire quelles émotions au juste ils communiquent. Poésie rapide comme la vie jetée en avant, et lente comme un long vin mature, saupoudré d'une énergie qui passe certainement pour être celle du désespoir. Il y a là autant de rêve que de réalisme. 

Roberto Bolaño au milieu des chiens romantiques c'est l'écrivain de vingt ans qui promet de ne jamais grandir, qui se fixe « dans la salle de lecture de l'enfer ». Les chiens romantiques ont pour noms Archiloque, Ernesto Cardenal, Mario Santiago Papasquiaro ; c'est aussi la Française qui déprime et qui absorbe « une succession de bordeaux et de valiums », Monsieur et Madame Écureuil les parents de Darío Galicia, cet autre « boiteux que l'amour a transformé en héro », une alter-réalité. On suit les pérégrinations d'un artiste à hauteur de caniveau, baladant sa truffe, le long du « fleuve d'urine noire qui cerne l'artère principale de Mexico ».

En somme un cocktail au goût âcre, et Bolaño le dit lui-même : « J'étais doué pour la chimie, pour la chimie pure / Mais j'ai préféré être un vagabond. » Il semble lui en rester quelque chose, de la chimie. L'autoproclamé laborantin récite ses formules lyrico-comiques, sautant d'un élément à l'autre comme d'une scène à l'autre, caché derrière ces « verres polaroïds » : extraits d'affects subreptices pleins d'approximations, de défauts, donc au plus proche de la vérité.


PIERRE ANDREANI