samedi 7 novembre 2020

« Une Drôle de Prison », PATRICE MALTAVERNE, DOUBLE SEPARATION

Cité carton-pâte qui « piétine depuis le Moyen-âge », on reconnaît là, sans hésiter, un décor que l'on a l'habitude de fréquenter. Nos agglomérations tentaculaires et anonymes, peuplées d'acheteurs et de vendeurs, plus ou moins zombifiés, cernées de bruits de moteurs détestables. Tout un programme. C'est une poésie directe, familière et réaliste. Double séparation, scindé en deux partie égales, est la lente chronique d'un monde divisé. Patrice Maltaverne a déjà derrière lui une longue liste d'ouvrages, depuis 1990, aux titres toujours bien choisis, et éloquents : « La fête seul », 2001 ; « Sans mariage », 2007 ; « Faux partir », 2009 ; « Venge les anges », 2013. Son œuvre semble être l'occasion d'un constat, celui d'une brisure entre deux postures irréconciliables, comme en témoignent ces titres délicieusement oxymoroniques. 

Dénué d'illusions, le poète traverse la ville en épousant du regard l'inertie, la mort qui hante les rues et pourtant, il s'interroge : « C'est peut-être moi le fantôme » ? La femme qu'il cherche, il la trouve rapidement ; mais elle s’enfuira aussitôt. Elle aura tout juste eu le temps d'exhiber sa silhouette noire et ces « quelques détails qui tuent / Dans son corps / Paillettes discrètes / Bouts d'ongles vernis » pour susciter le désir du poète passant par là. Furtive,  « Son visage est un épouvantail / à enfances / Pas laid (...) ». Elle ne fera que surgir et se donner à voir, le temps de lui fantasmer une existence, un métier, une religion, « Vendeuse en défaut / Montrant sur sa peau / Au bas du dos / Un tatouage plutôt chrétien » . Pour le poète-passant, ce serait l'occasion unique d'aller avec elle « Indistinctement dans la nuit / Sans rien nous dire / Ensemble soudés / Comme du métal de portière. » enfin, une lueur, un peu d'air à portée de main... Mais non, insaisissable le monde et ces gens qui le peuplent, évidemment, une machinerie bien huilée ; elle est et restera une ombre et lui un fantôme.

Mais ce n'est pas là que s'arrête la démonstration ; nous voilà maintenant transporté entre quatre murs. C'est ici que se nouent les plus beaux drames. Plus d'échappatoires, la vie nue ou du moins ce qu'il en reste à une époque ou l'intimité même est en danger de mort. Dans la seconde partie du recueil, intitulée « En pure perte », c'est l'homme moderne qui se voit tirer le portrait : près de ses sous, dans l'attente du prochain conflit, « Glisse sur le canapé / Comme une crêpe molle » et tant pis pour les autres. Son égoïsme est assumé, il a renoncé à se mélanger désormais, mais sans oublier de faire le constat lucide du modèle proposé : « C'est une drôle de prison / Située dehors comme dedans » Est-il encore poète celui qui grenouille ainsi dans son appartement fermé à tous les vents ? Certainement puisqu'il regrette tout de même au détour d'un abattement : « Nous aurions dû nous soucier / De l'âme au sommet / Trimballée avec tous ses accessoires » 

Observant les corps inanimés qui errent dans un cirque impitoyable, le poète attend une sentence qu'il sait déjà prononcée contre tout un chacun, sa « mise à la casse ajournée ». Un désespoir qu'on pourrait qualifier de houellebecquien, fataliste avec une pointe de rêve qui vient piquer le lecteur quand il s'y attend le moins. Une chaleur particulière également, une complicité, comme s'il s'agissait de rallier à sa cause les plus sensibles, les bêtes tristes qui cherchent encore le salut dans les livres de poésie. 


PIERRE ANDREANI

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