vendredi 14 mai 2021

« Il travaille dans la restauration » JACQUES ARAMBURU, MAISON -BUFFLE, CHEYNE EDITEUR, 1993

On le sait maintenant, Jacques Aramburu est un autre. Celui que l'on prenait donc (et à juste titre puisque c'était indiqué dans sa biographie) pour employé de restauration, est en réalité un être fictif, création d'un autre poète, mieux connu : Alain Breton. Est-il pour autant si fictif que ça ? Rien n'est moins sûr, considérant qu'Aramburu est le nom de jeune fille de sa grand-mère maternelle. Projection, écart, dissociation, quoi de plus légitime pour un créateur que de faire l'expérience d'un pseudonyme ? Et ce n'est pas comme si c'était la première fois que cela arrivait.

Elle m'avait plu, dès l'instant où j'ouvrais Maison-Buffle, cette biographie lapidaire, inhabituelle, chargée. Il ne me restait plus qu'à imaginer Aramburu noircir les pages d'un cahier à la fin de son service, dans le bruit d'une cuisine qui se range et se nettoie, immergé dans ses souvenirs, timide, seul. Seul à penser à cette maison parfumée de cendres, qui « astique ses plâtres » et sur la poussière de laquelle « la pluie (y) tient / pour faire carrière. » 

On entre tout de suite dans cette maison calme, pleine d'aimables fantômes, « (…) les petits peuples du miroir », ainsi on pense histoire de famille, et sans doute à raison puisqu'on a désormais entendu parler du nom de jeune fille de la grand-mère basque. La maison est moins personnifiée qu'hantée. Du buffle elle retient « Les espaces libres. Une armoire qui respire à fond. ». De partout, ce sont des voix qui montent des murs, « Ça danse et ça chante. Ça parle du renard qui est mort. » Maison à toute épreuve, je les passe toutes en revues, celles que j'ai habitées, même momentanément, celles que j'ai visitées. 

C'est là, semble-t-il, le premier objectif de Jacques/Alain : célébrer les âges à travers l'habitat, la datcha, familiale ou pas d'ailleurs. La grosse maison oubliée au fond du bois de nos souvenirs, comme un illumination première : Maison du creux, du peu. / O bel écho, lampe qui ne s'apaise, / échardes nouées, corne sèche. / Dire enfin la maison, / corolle son règne, / enclos à gréer gravats en verve. / Mais qui passe, qui s'installe,/ qui laisse sa langue au lavoir / et la lettre, et la pincée de sel ?

L'ouvrage est scindé en deux parties, inégales par leur taille, et la seconde révèle un dessein différent. On quitte la maison pour se réfugier dans son jardin. « Le pays au mille étés », c'est toute une époque comme on dit. C'est le souvenir du temps long sous un soleil franc. Ce n'est jamais un monde qui finit, une vision critique ou du buccolisme. C'est l'enfance encore, la découverte. Et on commence à comprendre que, pour l'auteur : ce sont les conditions d'une initiation poétique qu'il entreprend de nous conter dans ce livre. Si la maison enseigne, le jardin fait éclore la voix : Que faire d'autre que parler, / que se confondre dans l'été belle race, / que garder les bleus pour soi. / On titube dans un temps si long, / on répète comme son propre effacement, / on essaie de déborder de son ombre, / on entend décroître la Figure. 

Alors nous observons divers éléments, l'auteur l'affirme : « il n'y a pas de maison sans puits », et donc l'eau coule sous nos pieds. Ainsi ancré depuis si longtemps dans l'esprit du poète, la règle subjective bat le souvenir, tout est vrai comme dans un rêve. Que dire alors de cette « Nuit des genoux / nuit des torses », sinon qu'une ombre plane sur les corps endormis, l'ombre d'une rixe nocturne ? Au secours de ces visions oniriques, un langage court, ordinaire, et des rapprochements sémantiques subversifs. Mais le jour ce sont de grands éclats : ces « pommes cueillies par un halo », « une femme fait un shampoing à la lumière », qui sous-entendent une photosynthèse à venir. Dans un autre livre d'ailleurs, c'est Jacques qui parle encore : « Parfois on jette des lueurs qui deviennent fleurs ou rocs (...) », nous retrouvons la lumière : active, qui imbibe le terreau luxuriant du souvenir. 

Nous sommes ici à un carrefour, un moment clé, celui-là même où les destins d'Alain Breton et de Jacques Aramburu se séparent. L'un deviendra poète, écrivain ; l'autre, employé de restauration rattrapé par sa mémoire et forcé de prendre la plume pour évoquer avec la plus grande fraîcheur le dessillement qui fut le leur. Ainsi il nomme la première partie de son recueil : « La source qui a eu lieu ».


Initialement publié dans Recours au poème.

Pierre Andreani

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire