dimanche 30 janvier 2022

« Chut tais-toi, crétin de cœur ! » HUGH MacDIARMID, ANNALES DES CINQ SENS et autres poèmes, SOUS LE SCEAU DU TABELLION, 2022

Les éditions du Sceau du Tabellion publient une sélection de poèmes de Hugh MacDiarmid, traduits par Patrick Reumaux. Une telle traduction constitue un tour de force, tant MacDiarmid, refusant la langue anglaise comme langue de domination, mettait un point d’honneur à faire vibrer principalement son patois comme langue de toutes les particularités. Comment, dès lors, rendre justice à ce parti-pris passant du texte original vers le français ?

Patrick Reumaux répond à la question de plusieurs manières. D’abord en prenant ce ton gouailleur mâtiné d’argot qui sied parfaitement aux sonorités scots (ainsi « gorlin’ » devient « zoziau » ; « noo’ » devient « asteûre »), mais également, en utilisant, semble-t-il, divers dialecte de France : « noet » pour « nuit » (béarnais ?), « naer » pour « noir » (breton ?), « rén » pour « rien » (poitevin ?), « bel-e-ben » pour « beaucoup » (gallo ?), « pouerç » pour « cochon » (occitan ?). Enfin, le choix est fait parfois de toucher à la plasticité du texte, comme à la page 86.-87. « hert » devient « qheur », et plus complexe, page 28.-29. « nae langer there » est refondu en « allez ouste » qui vient rappeler l’étrange « wi’tousie » deux lignes plus haut. 

Souvent tout de même, Reumaux choisit de s’en tenir au français le plus classique, mais ces allers-retours techniques donnent une saveur particulière à ces poèmes qui interpellent par leur liberté de ton et leur insolence aimable. Les visions de MacDiarmid, d’une grande modernité, sont largement inspirées de son expérience de journaliste : descriptions, portraits, scénettes, choses vues, mais gardent également une dimension bucolique, comme s’ils préfiguraient son exil, dès 1933, dans les îles Shetland, autant dire au bout du monde. Poète à la tête dure, Hugh MacDiarmid, « Féroce à la torture » ! Il trompe la mort avec Jenny son amante : « C’est pas qu’elle soit dans une bonne cache / Mais je la trouve point – qui soulèverait / Le couvercle d’une châsse ? » Il refuse de se laisser aller aux émotions que, bien malin, il nous décrit quand même : « Chut tais-toi, crétin de coeur, / Soye assez bon pour moi ». Et au détour d’une page, une image qui vous saisit et vous laisse sur le carreau : « Quand Jimsy rit y a / rén d’autre à vaer que son rire, / C’est comme s’il se retournait / Comme un gant sous vos yeux. » De quoi éveiller au moins la curiosité du lecteur qui aura pourtant tout le mal du monde à aller y voir de plus prêt (uniquement chez Paol Keineg, Jacques Darras ou Ivar Ch'vavar uniquement)... Soulignons encore le travail de l'éditeur et du traducteur. 

L’anthologie se referme sur des fragments du « Portrait d’un vaurien », texte autobiographique, dans lequel MacDiarmid s’ouvre et raconte notamment son exil insulaire.  Au delà de ses difficultés financières, il se retrouvait dans une sorte de torpeur psychologique qui l’isolait même de la petite société shetlandaise, de sorte qu’il ne trouvait plus même de sens à cette vie où il n’avait « rien (…) à faire d’autre qu’écrire », nous rappelant ainsi l’importance pour l’artiste d’être dans le monde, de s’y perdre aussi, forcément pour le sublimer en retour. 


PIERRE ANDREANI

mardi 18 janvier 2022

« Ils vont sans convoitise » PHILIPPE LONGCHAMP, DES PAS DE CRABES SUR DU JAUNE, Cheyne éditeur, 2004

Probablement glanées, pour partie, le long de la ligne 3 du métro parisien (pour ceux qui connaissent la géographie personnelle du poète) les figures qui peuplent le recueil de Philippe Longchamp brillent de leur plus belle évocation. Solaires, elles rayonnent dans leur folie ; brumeuses, elles impressionnent avec leurs obsessions ; tout ce qui survit encore semble dépendre de leur action sur le réel. Chaplin, le hobo au froc usé, croise Michon le portraitiste.

Vivre plus que de raison, dans l'idée d'un amour jamais mort ou à l'occasion d'un rite dionysiaque à la lune, c'est pour ces pauvres hères, dirait-on, le credo ultime, un plaisir d'esthètes d'un genre si particulier que peu sont en mesure de le saisir. Car c'est de cela qu'il s'agit, saisir, peindre, sur le vif. Chapitres courts et amoureux ; d'un amour furtif mais qui scrute du fond des yeux, Des pas de crabes sur du jaune est une explosion d'humeurs, de démarches butées, d’impudeur naturelle. Dans ce festival de « choses vues », nous nous improvisons ethnologues du voisinage direct. Qui sont-ils, ces grands vivants ? Ils forment une troupe sans guide et sans mot d'ordre, sans organisation. « Ils vont sans convoitise », dit le poète. Au dessus d'eux « presque toutes les choses qui vivent sont grimées », des « pseudopodes (qui) se soudent dans des collisions molles puis s'arrachent ». Chacun dans sa comédie, l'une grégaire, l'autre indomptable.

Et puis la foule avance, progresse implacablement ; si on les remarque, les farfelus, c'est peut-être qu'ils demeurent, et donc ils « durent », assis ou debout, là où tous ne font que passer. Ils s'attardent dans quelque endroit, et s'entêtent, puis caracolent à contre-sens en plein milieu de la si-rodée rythmique du monde en marche… Si la poésie est partout, elle est là, particulièrement, dans la vêture et le moindre des gestes de ces chatouilleurs incompris, fauteurs de fêtes, accélérateurs d'humanité.

Destins plus ou moins drôles, ne nous y trompons pas, la misère n'est pas une distraction. Il y a celui-ci, solitaire malgré lui parce qu'il aime flâner sous la pluie ; celle-là dont on couve le genou du regard, sous la jupe agitée qui ballotte et froufroute à chaque nouvelle page tournée de son livre de poésie... Encore un autre qui se confond avec les affiches sur le mur, et l’autre là-bas « douze ans peut-être (…) Jamais en tutelle » et dont la tête s’emplit d’une végétation hostile, l’attristant pour de longues heures d’errance, semble-t-il.

Véritables odes en ce qu'elles consacrent, ces peintures s'éloignent de toute caricature et leur auteur se délecte de spéculer sur ses modèles. Variations sur âmes en peine, à la recherche du bonheur qui les habite et que l’on soupçonne émaner de leur liberté un peu forcée.


PIERRE ANDREANI