mardi 18 janvier 2022

« Ils vont sans convoitise » PHILIPPE LONGCHAMP, DES PAS DE CRABES SUR DU JAUNE, Cheyne éditeur, 2004

Probablement glanées, pour partie, le long de la ligne 3 du métro parisien (pour ceux qui connaissent la géographie personnelle du poète) les figures qui peuplent le recueil de Philippe Longchamp brillent de leur plus belle évocation. Solaires, elles rayonnent dans leur folie ; brumeuses, elles impressionnent avec leurs obsessions ; tout ce qui survit encore semble dépendre de leur action sur le réel. Chaplin, le hobo au froc usé, croise Michon le portraitiste.

Vivre plus que de raison, dans l'idée d'un amour jamais mort ou à l'occasion d'un rite dionysiaque à la lune, c'est pour ces pauvres hères, dirait-on, le credo ultime, un plaisir d'esthètes d'un genre si particulier que peu sont en mesure de le saisir. Car c'est de cela qu'il s'agit, saisir, peindre, sur le vif. Chapitres courts et amoureux ; d'un amour furtif mais qui scrute du fond des yeux, Des pas de crabes sur du jaune est une explosion d'humeurs, de démarches butées, d’impudeur naturelle. Dans ce festival de « choses vues », nous nous improvisons ethnologues du voisinage direct. Qui sont-ils, ces grands vivants ? Ils forment une troupe sans guide et sans mot d'ordre, sans organisation. « Ils vont sans convoitise », dit le poète. Au dessus d'eux « presque toutes les choses qui vivent sont grimées », des « pseudopodes (qui) se soudent dans des collisions molles puis s'arrachent ». Chacun dans sa comédie, l'une grégaire, l'autre indomptable.

Et puis la foule avance, progresse implacablement ; si on les remarque, les farfelus, c'est peut-être qu'ils demeurent, et donc ils « durent », assis ou debout, là où tous ne font que passer. Ils s'attardent dans quelque endroit, et s'entêtent, puis caracolent à contre-sens en plein milieu de la si-rodée rythmique du monde en marche… Si la poésie est partout, elle est là, particulièrement, dans la vêture et le moindre des gestes de ces chatouilleurs incompris, fauteurs de fêtes, accélérateurs d'humanité.

Destins plus ou moins drôles, ne nous y trompons pas, la misère n'est pas une distraction. Il y a celui-ci, solitaire malgré lui parce qu'il aime flâner sous la pluie ; celle-là dont on couve le genou du regard, sous la jupe agitée qui ballotte et froufroute à chaque nouvelle page tournée de son livre de poésie... Encore un autre qui se confond avec les affiches sur le mur, et l’autre là-bas « douze ans peut-être (…) Jamais en tutelle » et dont la tête s’emplit d’une végétation hostile, l’attristant pour de longues heures d’errance, semble-t-il.

Véritables odes en ce qu'elles consacrent, ces peintures s'éloignent de toute caricature et leur auteur se délecte de spéculer sur ses modèles. Variations sur âmes en peine, à la recherche du bonheur qui les habite et que l’on soupçonne émaner de leur liberté un peu forcée.


PIERRE ANDREANI

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