vendredi 11 mars 2022

« J'écris des poèmes à mon insu », DENIS ROCHE, LA POÉSIE EST INADMISSIBLE, ÉDITIONS DU SEUIL, 2020

C'est une œuvre assez ramassée, publiée entre 1962 et 1972, puis arrêtée là ; aujourd'hui rééditée au Seuil sous le titre emblématique : « La poésie est inadmissible », celle de Denis Roche, poète qui crache abondamment dans la soupe. À cet adage qui le rendit célèbre, je préfére le vers suivant : « J'écris des poèmes à mon insu ». D'aucuns parleraient d'écriture destructrice, de refus de la fonction de communication du langage, pourtant les surréalistes déjà proclamaient une écriture inspirée du rêve, poursuivant en cela les recherches du Dr. Freud qui tâtonnant, entre deux cigares, inspira probablement plus d'artistes que de scientifiques.

S'il est difficile de dire de quoi parlent les poèmes de Denis Roche, il est aisé d'en extraire l'extrême beauté. L'esprit est vif, un vers chasse l'autre dans une espèce de valse en contre-dit : « Avant d'entrer complètement dans son bain elle / Touchera de nouveau l'isolateur on n'est jamais / Assez secouru au cours de la galerie / Ni ne sentit à vrai dire le danger / S'observant en femme assise devant la cuve » La poésie, dit l'auteur dans la préface de son premier recueil (Forestière amazonide, Seuil, 1962), se suffit à elle-même, c'est un langage secret, un langage de sorcier. C'est une langue qui s'observe, qui joue avec des sonorités qui volettent, une grammaire à refonder. Lui qui passa, comme Isidore Ducasse, son enfance en Amérique du Sud, semble avoir accueilli l'altérité fondamentale au fond de son cœur, et peut-être aussi une forme d'incompréhension langagière qu'il trouva si belle, qu'il se sentit alors capable d'en arroser sa langue maternelle. De même avec Saint-John Perse, qui fût lui imbibé de créole.

Une écriture telle que celle-ci, au moment de son élaboration, demandera à l'auteur une attention particulière au son, à la rythmique d'où découlera d'abord la densité des images, puis le sens, en dernière position certes, mais incontestable, comme un pieu dans le cœur du texte : « Moi, je pleure ma violence. Elle est / lointaine, comme l'impôt des morts. » C'est une querelle qu'on tarde à avoir, vraiment, celle du sens contre le son. Et donc de savoir lequel des deux processus de création doit porter le nom de « poésie » (déjà Paul Valéry affirmait dans la préface à Monsieur Teste : « L'acte d'écrire demande toujours un certain « sacrifice de l'intellect »).

Denis Roche prétend que la poésie n'existe pas, pourtant il ne cesse de semer dans ses textes des notes techniques et de qualifier son style : « P'tit jargon lové », « Les lignes sont trop longues », « (…) le poème comme une porte dominante », « Lune longue gueuse mon tambour ». En théoricien parcimonieux, (Denis Roche est d'ailleurs l'auteur de nombreux essais et avait l'habitude d'accompagner ses recueils de préfaces rédigées par ses soins), le poète parvient à activer un Ars Poetica beaucoup plus précis qu'il n'y paraît : « (…) puis triste se / Met à battre le son se met à dos le son / Rompt toute crinière oh fauve frein » Composer un poème, pour Denis Roche, c'est un combat perdu d'avance, mais dans lequel le poète est forcé de se lancer corps et âme ; il se débat dans les phonèmes pour n'y trouver rien que lui-même.

Cet autre espace, celui de l'impossible choix, et donc d'une certaine forme de déterminisme (désiré pour le moins, puisqu'il semble s'agir d'un prérequis à sa création), l'auteur s'y meut avec aisance car il n'en attend rien sinon l'émergence de l'authenticité. Le mot juste est probablement le moins attendu ; il suffirait de se situer au plus près… Mais au plus près de quoi, me direz-vous ? Pas la peine d'aller chercher bien loin, c'est encore l'auteur qui nous donne la réponse : « Quelle soie n'éveille en moi d'oraisons que je / Ne sache rapides et définitives ? » Et cela tombe sous le sens, car la magie que Denis Roche ne cesse d'invoquer est en chacun de nous, latente, furieuse, ne demandant qu'à éclater. Éclater, parce qu'en poésie, il ne peut en être autrement, ce doit être un de ces voyages absurdes, une aventure totalement imprévue qui nous emmène joyeusement d'hallucination en hallucination.

Que l'auteur me pardonne d'avoir ainsi découpé ses vers, c'est inadmissible. Mais les poèmes sont bouleversants, ils se lisent en tous sens : une ligne par là, trois d'un coup puis une page blanche vers la fin du volume. C'est une sorte de féerie, un breuvage de mots, puis de phrases, puis de textes. « La poésie est inadmissible » constitue un recueil d'une richesse incomparable, c'est une encyclopédie émotionnelle.


Pierre Andreani

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