mercredi 25 mai 2022

« Le cœur touche à la mer », ERWANN ROUGÉ, LE PERDANT, ÉDITIONS UNES, 2017

Comme une bouffée d’air qui traverserait la page et l’esprit, il faut se figurer ce mouvement, cette variation qui marque de son empreinte les territoires. Et les hommes également. Un battement : la marée. Et particulièrement, la basse, appelée « Le Perdant » qui est le thème de ce recueil d’Erwann Rougé. En observateur méticuleux du phénomène, l’auteur recense les odeurs, les sons, les couleurs, la faune qui peuple ce état du vide dont la renaissance est la finalité.

Si l’on sait que c’est l’attraction de la lune, corps céleste perturbateur, qui déforme les masses liquides du globe et fait chavirer les plages ; ce que l’on appréhende moins, c’est le monde en suspens qui se découvre alors que le sable s’étale à l’air libre, « l’étendue presque douloureuse de cette folie », la douceur d’un paysage sculpté dans le sel résurgent, mais aussi amoncellement de noms d’oiseaux, brèches et silence. La sécheresse se retrouve étrangement liée à l’humidité dans cet univers aussi bien fugace que « toujours recommencé ». Panique dans l’atmosphère, dans le ciel, « un noir qui se défait du bleu ». La rive se dérobe sous les orteils, recourbés sur « le point mort de la laisse ». On se sent oiseau peut-être, égaré dans « débris d’os blancs et de bois blanchis » que la mer recouvrait jusqu’à lors. 

La sauvagerie si entière d’un tel spectacle ne peut que conduire à la métempsychose, c’est inévitable. Et c’est par son cri que l’épervier prend possession de nous, tandis que le poète, grâce au pouvoir de l’écriture, se plaît à croire que c’est lui qui prend possession du rapace. Instantanément, c’est la ruine de tout ce qui fait l’homme, « quelque chose qui retourne à une simplicité , à une évidence enfouie, juste avant de parler », une dégringolade dans l’animalité la plus vive, la plus archaïque. 

Ce que l’on perçoit : la mort. Ou peut-être bien la peur. Mais la mort est « calme infini de l’eau ». En tout cas, c’était quelque chose de rugueux sans l’être tout à fait, frais, et intraitable. Quelle est cette vigueur alors, qui donne à l’homme le pouvoir de continuer sa marche ? Une certaine forme de continuité, et l’opportunité de choisir, de porter son regard sur autre chose. L’œil s’en va plus loin, une lumière, le son des corbeaux.

C’est dans l’ordre des choses que la manifestation se dissipe, et c’était tout l’implicite de l’expérience. Car si le poète est homme de défi et qu’il veut voir et sentir plus que de raison, le cœur, lui, « touche à la mer ». À l’inverse de l’enfant qui s’ennuie de ne pas voir sa maman arriver et qui court en tous sens, remuant les ombres, ici c’est « un accord sans aucune menace » et la possibilité d’une résolution en douceur. Alors qu’un paysage se refond sous nos pas, tout en boues et dérivations, il faut se frayer un passage, poussé vers la sortie. Dernier acte d’une représentation primitive, le flux s’avance, c’est une dialectique qui n’a pas d’âge.

Poète à la sensibilité délicate, Erwann Rougé approche et examine la limite dans ce recueil pénétré de sagesse. Avec son corps, il récupère les embruns mystiques d’une côte rongée d’écumes, la sienne, celle de la Bretagne qu’il connaît plus qu’intimement, nous laissant l’envie d’y être, de s’y baigner nous aussi, dans le vent frais et salin qui conjure la mort. 


PIERRE ANDREANI


Article initialement publié le 6 décembre 2021 sur recours au poème

lundi 9 mai 2022

« Fais-toi conduire à l’entrée du désert », CHRISTOPHE ESNAULT, AORTE ADORÉE, CONSPIRATION ÉDITIONS, 2022

Alors que le monde est ruiné d’ennui dans une atmosphère de fin de cycle, que la peur ressurgit dans un occident gavé de petites pilules bleues, Christophe Esnault, poète à la mélancolie comique s’en amuse et en joue ici, avec la sortie d’un drolatique précis de défenestration (et autres réjouissances). 

Rappelant « De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts » du génial Sir Thomas de Quincey, Esnault décrit avec une délectation sans morale les petits détails qui font le sel d’un suicide réussi (celui d’être assassiné est d’ailleurs présenté comme un des plus simples et des plus pratiques). Tout le burlesque des situations tient en ce que la pantomime se déploie dans un cadre plutôt apaisé, pince-sans-rire, et qui en oublierait même de nous effrayer. 

Quoi de plus cathartique (et donc libérateur), en effet, que de s’employer à décrire cent façon de mourir (32 pour être précis) ? Et ainsi retrouver goût à la vie. À distance, la mort ! Surtout s’il s’agit de parler de sa propre annihilation et avec humour, la reprise en main de son destin est un véritable remède à la morosité. Si bien que ce livre, dont l’intrigue nous laisserait croire à une entreprise sordide, se trouve être tout le contraire : ludique, mordant, rafraîchissant. 

Ainsi, on y apprend que pour quelques euros, il est possible de mettre fin à ses jours. L’utilisation de « Destop » ou d’un simple sac plastique peut suffire à en finir rapidement. Autre méthode, celle du fusil de l’ancêtre. Plus classe : « Présent depuis trois générations dans l’histoire familiale », dans une tentative désespérée de remettre du sens juste avant le moment fatidique. Attention cependant aux « mauvais mariages et tristes unions », un alanguissement particulier, une mort lente, à éviter absolument selon l’auteur. Plus attrayant, le recours aux stupéfiants : « On viendra rire et se droguer sur votre tombe. » Parfois, la méthode est plus cruelle, comme celle qui préconise de mourir de soif, se faisant « conduire à l’entrée du désert », comme métaphore directe du passage d’un état à l’autre. En somme, de très bons conseils à considérer avant de passer à l’acte.

Car c’est bien la question d’« envisager » qui se pose quand l’envie nous prend. Envisager une « solution », autant que cela soit fait sur un ton le moins sentencieux possible. Bien entendu, on ne peut que penser au fameux « Suicide : mode d’emploi », de Claude Guillon et Yves Le Bonniec, qui fit beaucoup de bruit en son temps et finit par être interdit. L’époque a changé, le ton n’est pas le même, aucun risque donc pour Christophe Esnault de faire scandale et de prétendre à la censure. Se supprimer serait devenu bien peu de choses ? C’est bien dommage, autrefois il arrivait même à la famille du suicidé d’être poursuivie en justice... 

Là où l’affaire se complique, c’est lorsque l’affligé décide d’embarquer du monde avec lui dans son entreprise solitaire. Que penser de ce numéro 8 qui nous conseille de « se trouver une cible à son goût » de manière à « détourner la détestation de soi » (« Le meurtre ludique »). Ou encore, le 22 qui conseille de foncer peut-être vers « une autre auto » avec son propre véhicule, « se grisant de vitesse ». Sans oublier le 25, qui, suggérant de s’attaquer à un fonctionnaire de l’état, devrait attirer à l’auteur les foudres de la bien-pensance (on se rappelle de quelques attaques de DRH qui eurent  lieu récemment). 

Au fil des pages, on se prend à rire ou à pleurer, rassurés quand même d’apprendre à la fin de l’ouvrage, que l’auteur s’est raisonné à force de penser son plan, et qu’il a décidé sans doute de vivre encore un peu, pour voir...

Pierre ANDREANI