mercredi 30 décembre 2020

« Battement résonateur réactualisé », JEAN-RENE LASSALLE, SANGLEIL

Amalgame entre deux mots : « sang » et « soleil », le titre du recueil de Jean-René Lassalle m'est d'abord apparu comme une déformation du mot Sanglier. Une impression confirmée à sa lecture, tant il me semblait que je fouillais du groin dans quelque parterre de feuilles mortes. Pourtant, l'illustration en couverture aurait du me mettre sur le voie. Une même irrigation, hémoglobine ou rayon lumineux, un même souffle : le langage en soi structuré comme un langage. 

Le recueil est pensé comme totalité. Les mots y sont pris pour une masse temporelle et signifiante dans laquelle on va piocher. Mais non sans organisation, sans quoi l'exercice n'aurait aucun intérêt, aussi bien pour le lecteur que pour l'auteur. Ainsi, nous croisons ici : « l'autre arbre plein-vent en conservation média-multipliée », là : « la terre de bauxite alumineuse, roule boule de douleur dans l’hypomonde » Autant de visions auxquelles l'auteur s'attaque de front. Car quoi de plus ambitieux et complexe que convoquer le mot à l'abord d'une réalité en mouvement. Ici tout bouge, le sens, mais aussi les choses qui dérivent d'un bout à l'autre du poème. C'est une pratique risquée de remettre un dictionnaire en ordre. Que dis-je : une encyclopédie ! Tour à tour Précis d'anatomie, Manuel de l'herboriste ou Traité d'architecture, Sangleil brille par son exhaustivité, du moins sa tentative d'épouser le vivant du mot. Le monde du mot est un monde à part et autonome. Les possibilités de variations sont infinies. C'est d'ailleurs là le souci qui peut éveiller l'inquiétude du poète : que reste-t-il à dire ? Les plus tourmentés se prendront à craindre que les combinaisons limités. Et peut-être Jean-René Lassalle fait-il parti de ceux-ci pour avoir tant ulcéré la grammaire, dans le but d'éviter toute redite. 

Le soleil, clarté, « nuit bleutée diamantée », tout miroite dans ce long ensemble de textes, décomposé en 10 parties qui se répondent suivant un plan impénétrable. On y parle comme en délire, écrasé de chaleur sous l'astre brûlant, le sang en combustion, probablement en danger. On pourrait s'y mettre à compter des lots de dents pour un éventuel client, avant de trépasser. Les néologismes s’enchaînent parfois selon une méthode sur-composition (l'auteur est traducteur de l'allemand), ou selon le bon plaisir de l'auteur, si bien qu'il est impossible, même en effectuant des recherches, d'accéder à l’entièreté du sens. Mais l'intérêt de ce texte ne réside pas en cela. Peut-être plus que pour un autre type de poésie, plus classique, en lisant ces poèmes à haute-voix, nous approchons aisément du plaisir qu'à dû générer leur composition. La musique domine tout autre aspect du travail, c'est la langue comme cri, comme articulation brute, comme soupirs ou pleurs. Jean-René Lassalle est avant tout l'auteur d'une partition des sons de ce monde, une cathédrale phonétique en expansion perpétuelle.

Il semble, en effet, que la méthode employée ici puisse donner naissance à un champ d'une interminable variabilité ; l'auteur a construit une véritable machine produisant un « battement résonateur / réactualisé » La moindre oscillation orthographique sera l'occasion d'explorer de nouvelles contrées langagières, toute innovation grammaticale est permise tant que, pour l'auteur, subsiste son point de mire. Poésie pure, ici, il s'agit de faire parler les fluides à travers la parole, ailleurs ce pourrait être l'ascension d'un pic ou le décès d'un homme célèbre. Peu importe, car ce dont il est question, c'est tout de même moins de « jouer » avec les mots que de les exprimer dans leur plein potentiel, et cela ne peut se faire sans ossature, c'est à dire sans thème.


PIERRE ANDREANI

jeudi 17 décembre 2020

« Ce pays est à l'ancre » HERVE MICOLET, LA LETTRE D'ETE

Alourdissement de l'atmosphère, pénible saison s'il en est. Saison pleine. L'été. Ce qu'Hervé Micolet entend faire, c'est se tenir au centre de « l'idée nue d'un paysage et d'une heure qui passe ». Dans ce recueil aux portes du délire mais qui n'y entre jamais vraiment, donner à l'été juste ce qu'il faut de froideur pour pouvoir en supporter la dimension.

Forcément, cela se fera dans un silence et un vide assez impénétrable pour s'y perdre. Le décor est brisé, archaïque et inadapté, façonné du « manque d'âme, ou manque d'humanité » qui envahit notre sensibilité. La campagne et ses fermes, évidemment plus hostile qu'un environnement comme la cité, créée à notre image et qui, l'été, accentue ses contours. « Ce pays est à l'ancre », soudé au sol, arrimé, déprimé. C'est aussi cette température qui ne baisse pas, même lorsque le soleil se couche, et l'auteur qui s'évanouit de nuit comme de jour, laissant la torpeur prendre possession de sa carcasse mortifiée. Cela « ressemble fort à cet encerclement du dernier bastion de l'être ». Enfiévré comme le stylite sur son pylône, on dirait qu'on ne peut échapper à aucun rayon. Reste le rêve pour s'évader dans un monde moins écrasant. 

Pour autant, tant que la fenêtre reste disponible pour s'y accouder dans l'observation alanguie des phénomènes, la situation demeure viable. Elle ouvre vers « une autre rive », et, chaleur aidant, s'ouvre « ce « troisième œil » tant vanté qui saurait percevoir l'infime trait, la nuance impensable, la profondeur d'une habitation ou le chiffre d'or d'un paysage familier. » Plaisir rare de l'esthète, du spectateur scrutateur des singularités, que de s'étourdir de la sorte, à la manière, cette fois d'un fakir, dans un exercice d'oubli de soi, d'éloignement de la douleur. Exercice d'endurance au sens premier du terme, d'où naît une certaine forme de stimulation dans l'immobilité, thérapie de l'ascète, quête du bonheur. On le sait, le dolorisme tend à guider vers la libération spirituelle. 

De cette joie douce qui finit par inonder le cours de la Lettre, on dirait que l'auteur ne se rend pas compte. Il prétend s'acclimater tant bien que mal à la lourde ambiance estivale, sans réaliser que son regard s'emprunte d'une poésie plus gentille à mesure que le recueil avance. Ainsi, il finit par découvrir de son lieu de villégiature « l'endroit le mieux orienté du versant » où « trois murs de pisé encordés de lierre s'effilochent, et resplendissent. » Ailleurs, ce sont « (l)es flammes qui s'élèvent en dessinant des hippocampes rouges et noirs ». Bien sûr, l'été se termine me direz-vous ; mais passant ainsi, il ne laisse pas que d'indélicates cicatrices. Pour la peine endurée, nous sommes invités à célébrer le fait que « (p)lusieurs siècles de terre brutale remontent d'un labour, la présence d'un arbre devient intense, un nuage tient davantage de place sur l'horizon », et prendre acte de la soif millénaire de nos défunts engloutis. C'est que l'été, c'est une morte saison. 


PIERRE ANDREANI


samedi 5 décembre 2020

« Je n'ai pas l'air faux qu'il faut » IVAR CH'VAVAR, Mme Vve

La vie sociale est toute en cruelles cavités et renfoncements glauques ; surtout dans le salon mondain où Madame Veuve donne ses entrevues. Formidable exercice de détestation, Mme Vve s'ouvre sur l'expression d'un dégoût bien compréhensible, prononcé par un gendre mis à l'épreuve (et qui n'a pas du tout envie de le devenir : gendre). Il sait qu'elle sait qu'il n'est pas là pour ça, son œil le dit. Mais ce qu'elle capte, Madame Veuve se refuse à l'admettre. 

Le Cul est central, relâché, pondeur, « pèse en tout abandon » pour qui saura séduire la marâtre par des mots choisis. C'est tout un chapelet de postures, d'ailleurs, dont il faut accompagner sa demande : hésitations, plaisanteries, confessions, ragots, et autres tournures appréciées ! À-plat-ventrisme autorisé et même conseillé ! Jusqu'à s'émouvoir des maux qui assaillent la future belle-mère « (…) des hémorroïdes / Énormes, des descentes d'organes, / Et qui sait quoi. » La compétition fait rage, celle pour qui on se bat : la fille, n'existe presque pas. Elle n'est et ne sera qu'un faire-valoir pour Madame Veuve qui entend rester le centre de l'attention : « Mais Madame, vous ne voyez pas / Que de fille, vous n'en avez pas ? / N'avez qu'un navet blet, là, la / Fille pondue du cul (...) » La comédie est sans fin, confine même au tragique à travers le regard du poète qui s'exaspère franchement : « L'odeur sucrée de vos chi.ottes / Constitue toute votre aura. »

Probablement : un adversaire à ma hauteur, a dû penser Ivar Ch'vavar pour consacrer dans de si belles lignes à la mère de la fille à marier : « Rêve bleuâtre de Madame Veuve (…) / Comme un intérieur de frigo / Avec une belle lumière. », « C'est bleu-jaune avec des matières. », « Matières sentimentales... » Jeu de cruauté croisée, car Madame n'est pas tendre, avec ses manières, et son air de ne pas y toucher. C'est même tout l'inverse, sous les apparences : « Elle maudit facilement. / c'est spontané, c'est immédiat.  On la préférerait grossière et sale, mais elle prend soin d'elle et attend qu'on la courtise prétextant offrir sa fille. C'est une farce grotesque, une de celles, bien naturelles, qui sont répétées et répétées encore, de tout temps, et à travers le globe. Que vient faire ce gendre infiltré, ici à sonder l'inquiétude de cette insupportable mégère ? Confirmer quelque chose ? Comme un reporter sur le terrain hostile d'une guerre de mœurs. 

Enfin, c'est au tour de Madame Veuve de prendre la parole, au milieu des « silences, (et des) napperons ». En somme, le piège se resserre. Parce qu'il faut comprendre qu'on est pas là pour rien, dans le salon de Madame Veuve. Et s'il est impossible de manœuvrer quoi que ce soit, il est aisé de saisir l'idée qui plane et qui paralyse; la raison de tout ce cirque : « (…) eh bien, c'est le bâillon / pour moi et MmeVve MmeVve et MeMeMMVm (elle me veut?) » La vérité vaut bien une parenthèse.

Il n'y a pas d'échec dans les relation, cela n'existe pas. Et ici, Ivar Ch'vavar nous le prouve en sublimant l'affreuse rencontre qu'il fait avec une dame de convenances. On ne reste pas à la porte, on s'engouffre dans le malaise et on le caresse, sans jamais le percer à jour. Dès le début, l'aspirant (?) s'en rend compte : « Je n'ai pas l'air faux qu'il faut », pourtant, il décide de rester là, en spectateur, devant l'altérité qui juge et qui ne veut pas comprendre. Il se sacrifie pour l'expérience. Il vit puissamment la minute, peut-être l'heure. Il la vit en poète qui fait de tout du beau. 


PIERRE ANDREANI