samedi 15 octobre 2022

« Rien d'autre que cette masse sourde » VERONIQUE DAINE, AMOUREUSEMENT LA GUEULE, L'herbe qui tremble, 2019

À la société, il faut donner le change, ni plus ni moins, sans être dupe. Et cela passe par un certain travestissement, appris par chacun de nous et de longue date. Une deuxième peau qui parfois pèle et laisse entrevoir autre chose, à la frontière du rêve, dans les vapeurs du petit matin. C'est en cela que réside la grande subversion. Mais cela s'est-il jamais fait ? Vivons civilisé, dit-on. Pas « amoureusement », ni en « gueule », car ce n'est pas permis : « (…) on ne peut larguer le visage comme ça. » Vivons alors, dans la douleur de la rétention, n'ayant pas d'autre choix. Que la lutte soit âpre, c'est réel et ça l'a toujours été. Quant à cultiver cet aspect de nous-même, c'est l'autre, sa présence ou non, qui décide. Son absence surtout. Sans oublier les choses, la table, le frigo, le téléphone, qui envahissent... Il est question de vérité, comme d'habitude, et d'énergie aussi, dans ce recueil de Véronique Daine. Jeux de masques, Visage cache Gueule qui est là dans le lit au matin, mais qui ne peut (veut?) se montrer à personne.

Aimerait-on vraiment ça, vivre dans l'absolu, le néant, les possibles ? Instinctuel comme un animal ? Rien de moins sûr ; si nous n'y parvenons pas, c'est peut-être que nous n'en sommes pas capable. Très vite, la lutte devient insupportable ; et voilà qu'on demande, pour se départir un peu de cette recherche d'absolu, la grammaire rigide du Visage : « Le repas du soir à prévoir. Les courses à faire. Le prix du carburant. (…) J'y vais à fond. Ça tient la gueule à distance et ça délivre. » Mais les matins succédant aux matins, l'interrogation persiste. La nuit aussi, nous dit l'auteure, ça revient. C'est que c'est « dormant et non-dormant ». Tout à la fois. Ou plutôt ça vient de l'un pour se transvaser dans l'autre ; depuis l'arrière-monde du rêve où sont tapies tant d'étrangetés, jusqu'au moment où se lève un jour plein. Un jour plein de mails, de courses, de choses du dehors ; de ces choses qui éloignent la gueule, qui peureuse, rentre dans son terrier. Peureuse ou secrète ? La gueule est un Ça qui va-et-vient ; une ombre amoureuse que l'on croit devoir apprivoiser : « Que la gueule sorte du corps ». Si l'on finit « (a)ffolée comme une poule affolée sur le billot » est-ce parce qu'atteindre cet état d'âme relève de la chimère pure et simple ?... Encore raté. Maintenant, il faut reprendre à zéro. Y aller doucement avec la gueule, tout en assurant ses arrières. L'auteure avoue sa faiblesse, « ce que (elle a) manqué d'amour lorsqu'elle se dressait trop forte pour être contenue dans le corps. » 

C'est un journal de combat que nous livre Véronique Daine, jour après jour, celui d'une âme aux prises avec elle-même dans une lutte probablement sans fin : à la poursuite d'un simulacre qui semble plus vrai que nature, mais qui avance toujours d'un pas quand nous croyons l'avoir saisi, comme un nuage de fumée. Une obsession certainement, tant et si bien qu'on en vient à lui opposer la vie dans sa réalité la plus crue, qu'on accablera de tous les maux, une vie sans saveur ? Car la gueule c'est aussi l’Éros, « (s)i mâle parfois la gueule. Si érigée éreintante. », comme si elle réclamait à cor et à cri que l'on s'occupe d'elle, comme si c'était elle qui nous chassait et non l'inverse. Fatigante, la gueule, « rien d'autre que cette masse sourde » qui cogne et contre laquelle on voudrait bien se prémunir en fin de compte. Harcelante, cauchemardesque, terrible comme tout miroir déformant.


PIERRE ANDREANI

samedi 8 octobre 2022

« Polir la violence est un art quotidien » FRANCK VILLAIN, SAISI PAR L’HIVER, PO&PSY, érès, 2020

Il faut le rappeler en exergue : long poème-journal, écrit du 11.12.2016 au 20.03.2017, dans une volonté de renaître, le recueil de Franck Villain est encore tout emprunt de la tragédie de Fukushima que le poète a vécu au plus près, résidant au Japon le 11 mars 2011. 

Souvenons-nous que le crépuscule frappe. Obéissant à une rythmique immuable, celle des époques humaines, le soleil crie trop blanc avant de se refermer sur la vie. C’est le métier du poète que de, sans cesse, se repositionner, lui trop sensible aux forces telluriques, d’autant plus lorsqu’elle sont sismiques. C’est alors qu’on se demande que faire de ce corps engourdi ? Que faire sinon l’unir au printemps, le laisser bourgeonner à nouveau après que la terrible saison de l’hiver soit passé ? Un hiver et des pas « froids de ne plus sentir », blancheur de la page, « blanc mouvant de l’œil » contre ce vert du renouveau qui continue de tamponner l’intérieur de l’œil comme un souvenir, persistance rétinienne. 

C’est dans les Cévennes que Franck Villain s’est établi, entre le mont Bouquet et Lussan, comme l’indiquent les parenthèses en fin de textes. Non loin de là, la centrale de Tricastin pèse comme un spectre du passé mortel sur la mémoire que l’on ne peut effacer. C’est là, dans la chambre (« ta chambre »), où l’air ne semble plus circuler que tu réapprendras à vivre : « comme une enfance / dans la ruade des / mots / cette joie de / découvrir ».

L’écriture comme une convalescence, piochant ci et là, un mot, une parole prononcé par le voisin ou tout le délicat bruissement d’un buisson apparemment inerte. Vaincre la mélancolie car « l’eau coule dans les veines de la Terre, et tu as soif du sol des chemins ». Jour après jour, la douleur s’émousse, dans sa retraite le poète prend le temps de laisser planer les ombres, dans la blancheur omniprésente. Il sait qu’au bout du chemin se trouve le salut, parce que « polir la violence est un art quotidien » et que c’est la seule solution pour laver son cœur. 


PIERRE ANDREANI