lundi 7 août 2023

« C’est la vie d’ombre au rabais », JEAN-CLAUDE PIROTTE, LA VALLÉE DE MISÈRE, LE TEMPS QU’IL FAIT, 1987

 Aller se terrer dans la campagne ardennaise, poursuivi par la justice de son pays, c’est un truc de poète. Cherchez pas. Tout est bon pour échapper au monde, harceleur d’âme trop pleine. Du fond de sa cahute, Jean-Claude Pirotte s’exprime en vers courts, rime parfois, trouvère d’autrefois renaissant dans sa retraite sous sa lampe, que l’on s’imagine, probablement à tort, à pétrole : « (je ne fais de mes dix doigts / que des poésies courtoises) ». L’écriture de poésie est l’apanage de l’inadapté qui se rengorgera de beauté faute de se mélanger au troupeau des humains menaçant sa quiétude. Innocent ou coupable, nous n’en saurons jamais rien. Ce qui est sûr, c’est qu’un destin se provoque et sans doute Pirotte a-t-il voulu son exil.

Vanité, tout est vanité, mais pourtant. A-t-on quelque chose à gagner à s’isoler de la sorte ? Ou est-ce seulement la conséquence d’une incapacité ? L’échec, d’abord, de bout en bout emplit le cœur du poète : « avec ta littérature / tu as l’air de quoi, peuchère ? / tes vers c’est pour la rature / tes os bien sûr pour la terre » Paria, il s’occupe d’affaires de mots, attablé devant un bout de papier blanc (ou jauni) un vieux crayon rongé, s’inventant une mission, une position : « (…) je traîne / sans le sou sans métier / ma belle oisiveté » Désargenté, il lutte contre la médisance du voisinage, les anathèmes qui ne manquent pas de tomber. Il écrit pour lui seul, sachant que personne ne s’attardera jamais sur sa triste figure (« ô plus qu’improbable lecteur »). Il y laisserait sa peau, usé par le froid, l’effort, la faim : « l’orteil roide et le front en nage / comptant les pieds pompant la nuit / je me consume en ce déduit » C’est à se demander ce qu’il cherche. Peut-être une porte de sortie ? Peut-être pas. C’est l’étonnement qui prédomine et règne sur le destin de l’homme véritable. Il s’agit de se préparer aux éventualités : « va-t-il donc nous arriver / des choses fabuleuses ? » Dans cette cambrousse, il faut savoir déployer toute l’attention dont un être est capable, et raffiner dans le détail, la subtilité, pour bien faire rougir le sens qui ne demande qu’à affleurer. C’est un des ressorts de la solitude : « mais c’est humblement qu’il faut / chuchoter de pauvres choses / à ce décor sans écho / qu’une pluie frileuse arrose. » La voilà donc, la beauté attendue. Enfin.

Il y a donc un prix à payer. Cette pluie qui s’intercale dans la matière. Du mouvement sous la terre. C’est ici que l’Art gît. Un combat quotidien contre les éléments, la logique qui voudrait qu’on s’abstienne tout simplement. Et la difficulté intrinsèque au métier qui fait qu’on risque de se retrouver tout contrit, un jour de disette : « j’ai de moins en moins de mots / les images sont perdues / je ratisse le gravier / d’un langage élémentaire » Ça reviendra demain… mais tout de même ! Que de sacrifices ! Et dont le poète a bien conscience (« c’est la vie d’ombre au rabais »), lui qui demeure à adresse, avec pour seule muse la pluie (« je n’écris que pour elle en somme / ma nymphe aux voluptueux bras liquides »). Le poète chercherait-il la gloire lui qui semble se plaindre de « parler à tout le monde / être superbement ignoré ».

Au matin, les petits oiseaux chantent, peut-être se sait-il béni, le poète qui a mis tous ses œufs dans le même panier ? Peut-être n’ignore-t-il pas qu’on le couve du regard (« je ne suis pas plus seul que l’herbe / à qui l’insecte offre ses yeux d’or / dans une absolue confiance ») au fond de sa vallée depuis le bleu du ciel.


PIERRE ANDREANI