mercredi 3 mai 2023

« Celui qui fut rejeté par la nuit », MATTHIEU LORIN, LE TOUR DU MOI EN 31 INSOMNIES, Éditions du Port d’Attache, 2022

C’est l’histoire d'une lutte contre les démons de l’éveil. Dans son recueil « Le tour du moi en 31 insomnies » paru aux édition du Port d’Attache, Matthieu Lorin nous partage ses commentaires nocturnes sur le thème de la nuit blanche. Vraisemblablement prises en contexte, ses notes formées en poèmes en proses disent l’impuissance de l’homme désarmé face au sommeil qui ne vient pas.

La nuit comme une maison, à la porte scellée, sur laquelle est gravée : « Ici ne repose pas celui qui jusqu’à son dernier souffle combattit les horloges de la mort et fut rejeté par la nuit. ». Voilà comment s’ouvre cette étude intime. Il y sera question de corps, de souvenirs, de lectures, d’objets, autant d’éléments qui peuplent les nuits sans paix d’un poète aux abois. Son esprit tend à s’égarer par la méthode de l’escalier mais fini toujours par buter sur l’éléphant dans la pièce : il ne dort pas, il ne dort plus. « La fatigue devient un morceau de moi. Elle est le doigt, je suis l’ongle. » confesse-t-il, sans se douter que c’est peut-être lui qui devient un morceau de sa fatigue.

Probablement en écho à ses « Proses géométriques » (parues aux éditions du Nain qui tousse en 2021), l’auteur trouve aussi son inspiration dans nombre de triangles, segments, blocs, tuyaux, angles, labyrinthes : une cartographie physique et mentale qui n’est pas sans rappeler les descriptions méticuleuses du pape du Nouveau Roman, ingénieur de formation, Alain Robbe-Grillet. Une manière que l’on retrouve d’ailleurs dans l’esprit général du recueil, les idées sont exposés méthodiquement singeant par là l’impossibilité du rêve : « Pelures de poèmes géométriques coincés dans mon crâne. » Celui qui trop pense mal roupille. Et fatalement se met à composer des écrits… Car c’est bien par le poème que l’auteur tente de substituer le sommeil à son impossibilité. Passant par tous les états-limite qu’en corps et esprit, un individu traverse lorsqu’il est privé d’un besoin fondamental tel que le repos, Matthieu Lorin s’escrime à décrire les aberrantes minutes qu’il passe à attendre et s’abîme dans la passivité d’une situation qu’il ne parvient nullement à maîtriser : « Discret, je suis un frein tambour qui laisse la gloire au cadre qui le porte ». Réifié tant il se trouve désorienté, le poète se confond avec le monde autour, d’abord les livres qui l’accompagne, ensuite le « vase au col étroit » auquel il compare son esprit. Mais « livre » ou « vase », il demeure incomplet, demande à être brisé ou brûlé, qu’on se rende compte qu’il ne recèle aucun mystère, c’est à dire aucune résolution.

Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Ivresse de rester éveiller, passion pour l’angoisse. Les images y sont pourtant plutôt gentilles. Ce ne sont pas les cauchemars, semble-t-il, qui l’empêchent de dormir. Mais il y a quand même quelque chose qui cloche, un grand vide a pris place. Un doute, une sueur froide coule le long de l’échine lorsque le sujet s’accuse. Mais que ce soit justifié ou non, il est temps de se dire les choses : « ce que je fais germer chez les autres périclite en moi » tente-t-il, postulant qu’une partie de lui-même se meurt d’avoir trop donné et ne pourra jamais revivre, que l’on ne trouvera plus jamais sa place. L’angoisse est lancinante, « perpétuelle », la peur est partout. Il n’en peux plus, la mutilation n’est pas loin qui menace : « je détache à coups de tournevis le bistre de mon cœur. »

Le poète voit par les mots là où d’autres voient le monde sans intermédiaire. Il filtre, dans son délire, une réalité parfois bien trop prosaïque pour la revitaliser. Rêvant en permanence, comment pourrait-il s’endormir une fois la tête posée sur l’oreiller ? Voilà ce que Matthieu Lorin nous dit à travers son évocation poussée d’une expérience aussi troublante que l’insomnie chronique (« (…) les mots éclataient avant d’être formés »), comme s’il voulait, en creux, donner une définition de la poésie et du poète, daydreaming comme disent les anglais : le rêve éveillé.


PIERRE ANDREANI

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