vendredi 15 octobre 2021

« D'être en ce monde » - ALEXANDRE BLAINEAU - ed. milagro, 2021 (préface)

Il est de ces instants suspendus où l’on se voit flotter, les deux pieds dans le sable, remuant sans but. Impavide malgré tout. Envahi de questions qui ne trouvent pas toujours leurs réponses, noyé entre ces parenthèses qui ne se referment jamais. C’est dans cet espace que la poésie tente d’émerger, sur la feuille et dans l’interstice de l’existant, de ce qui subsiste et ce qui frôle, en alignant les hypothèses, incertaine.

Cette interrogation, qu’il n’est pas utile de formuler, originelle en ce qu’elle ne peut qu’effrayer, confuse en ce qu’elle ne peut qu’osciller, le poète la fait sienne. Il doit remonter le temps pour donner l’assaut de ce continent vierge. Il doit dans le même temps écorner l’auroch et se passer de la pommade sur les plaies. Exploration adamique ou dantesque des commencements ?

D’autres écrivains, calligraphes, peintres courent sur les pages de ce recueil. Ils agacent de leurs doigts gourds les diversités, jettent leurs descriptions sur le papier. À leur manière, ils observent et tentent de dire. Alexandre Blaineau entre en dialogue avec eux, sortes de savants perdus, mesurant de leurs mains les dimensions du Monde. 

À travers tant d’indices qui nous sont généreusement offerts, qui n’a jamais cru percevoir la porte d’entrée vers la grande Histoire ? L’histoire de : « (c)ette vallée devenue plaine / Vaste comme la main d’un dieu (...) » ?

À la vue, à l’ouïe, au toucher de tant d’insolites émanations, l'évocation de sensations suspendues au-dessus des corps et d'un bout à l'autre de la Terre, comment ne pas s’éprendre d’énigmes, et comment ne pas entrer en religion ? Animiste comme le premier des hommes, Alexandre Blaineau se livre à une exploration des aspérités géologiques, de ce qui dépasse. Manifestations optiques, sensations vagues, telle coïncidence, sublimés par la magie du langage. Une ambition, celle de cueillir la vie à son berceau, par l’entremise d’une écriture précise, une écriture de l’effleurement des phénomènes. 

Pierre Andreani

dimanche 22 août 2021

« Un long testament sans héritage », CHRISTOPHE MAHY, ARRIERE-PLANS, L'HERBE QUI TREMBLE, 2020

Alors qu'ils planent sous terre, nous n'en finissons pas de méditer sur ce qu'ils furent. Ils nous laissent bien seuls, ceux qui manquent. C'est l’interrogation de Christophe Mahy dans ce recueil à la mélancolie attentive au moindre signe. Sachant bien qu'on ne ramène pas les morts auprès des vivants, le poète s'escrime pourtant, par le biais de l'écriture, à faire éclore ce qui peut encore persister d'un souvenir en perdition. C'est l’expérience du solitaire d'« un peu de nuit / où pousse drue / l'herbe des cimetières. », souvent vaine, parfois fructueuse.

Ce ne sont que quelques mots, disséminés, soufflés par les ombres, et qui ne font que perpétuer cette course en rond de l'endeuillé impuissant. Il en restera interdit, et c'est justement là que les morts le mènent. Dans l'insatisfaction de sa position d'inachevé, c'est-à-dire d'« en vie », appliqué dans le relevé des survenances, il n'en consigne pourtant rien de plus qu'un ensemble d'impressions, non pas dérisoires, mais dont la portée se borne vite à l'immensité du sujet. Et il sait la difficulté de son entreprise, aussi sûr que « (…) le vent tient / le poème à distance ».

On s'étonnera peut-être de ce que l'auteur s'enracine ainsi dans une telle impossibilité conceptuelle. Pourtant, c'est bien le cœur, semble-t-il, de cet ouvrage : une fidélité qui se mue peu à peu en un espoir diffus. En somme, il n'y a qu'à attendre que « (l)e temps lève une frontière / de vous à moi (...) », pour vous revoir. Au terme de cette épreuve, une existence faite d'arrachements successifs, on apprend qu' « il n'y a de périls que l'absence ». S'absenter ou constater une absence, mais également chercher à la contourner, la conjurer, se tenir au plus près « des vergers noirs / que ma fenêtre / dévisage »

Dans le même temps que ces pensées s'articulent, le poète essaie de lutter contre sa pente naturelle, et cette obsession pour ses disparus, sans se désavouer : c'est ce qu'il expose dans une deuxième partie intitulée « Arrière-plans » et qui donne, par ailleurs, son nom à l'ouvrage. Il y trouve refuge dans l'enfance, autre territoire à reconquérir ; s'interroge : « je doute parfois / d'avoir vécu autant / que j'ai pu mourir ». Et se console avec les mots qu'il soupçonne d'être inutiles, mais qui sont tout ce qui reste. Il cherchera également à recouvrer un petit peu de liberté, c'est la fonction d'une introspection : régler les conflits intérieurs, apaiser. Ce qui l'occupait dans la première partie du recueil est maintenant qualifié de « mirage », de « (…) nuits sans mode d'emploi » ou de « bas-fonds du soir », ici on tente de renouer avec le réel, le prosaïque. On respire, on atterrit. Puisque la nuit est « vacante », il faut bien l'occuper, « (l)a nuit sans visage / ne dénoue rien / qu'un peu d'ennui ». Et enfin c'est la ville (« (…) ce miroir / que je déserte ») qui devient le décor de cette mémoire qui chavire, dans la pluie, le « flux des automobiles », sur les boulevards. Cette sempiternelle comédie à laquelle les morts ne participent pas, ni en esprit, ni en corps...

Une mémoire qui n'est jamais bien loin, qui resurgie comme un spectre sous la plume du poète, « ces feuillets de hasard ». De recherche dirais-je ! Un mausolée, sans le luxe certes, « un long testament / sans héritage ». Sobre mais profond, le legs de Christophe Mahy est composé de ces errements brefs, inserts poétiques qui disent notre incapacité de penser l'illimité.

(initialement publié sur le site recoursaupoeme.fr)


PIERRE ANDREANI

mercredi 28 juillet 2021

« L’essentiel vit dans le sang. » JEAN-PAUL GAVARD-PERRET, FIRMAMAN, éditions Sans Escale, 2021

L’écriture comme sacerdoce, Duras disait que c'était « une maladie dont on ne se remet pas ». Jean-Paul Gavard-Perret l’admet d’emblée, les mots le dévorent. Comme on s’étire dans ses draps, les phrases tombent du lit, pleines encore de l’essence des rêves, et des fantasmes.

Dans un élan rapide, le poète déverse ses visions, depuis le seins de la mère jusqu’à cette silhouette encore enfantine qu’il poursuit de ses désirs ; chairs en bagarre et dislocation, les corps chutent dans la lutte. Pour renouer avec l’origine, par l’entremise du néologisme cher à l’auteur : « s’épousent et s’époussexent les espaces, s’ouvre le tremblement d’avant. » Ainsi, la femme confesse à son amant le décompte de ses culottes et leurs couleurs et leur fonction sacrée, ainsi elle donne le fond de sa pensée à l’homme-bouc dont les naseaux refoulent et les sabots labourent d’impatience : « Homme (...) je te sale la queue et le cul, je les attife de mes hardes. Ton démon je l’excrète par mes larmes. » comme une manière de défense dans ce jeu de l'amour si souvent inégal.

« L’essentiel vit dans le sang. », déclare le poète et c’est par la mère dont la vie est reliée à la notre que nous aimons, que nous souffrons. Firmaman. Il nait de cette relation particulière quelques morceaux de bravoure : « Je te taloche, je te bétonne, onctueuse mère. Je me devine déjà dans la géométrie de ton triangle. Ma méritante, ma chaude amante et ton goût pour ton petit bonhomme que tu laisses descendre sous toi. » Telle mère, tel fils ! dans une valse compliquée, que seule l’écriture permet d’aborder, sans jamais savoir si ce qu’on dit est vrai ou juste ou si l’on se trompe en essayant. Il faudra donc continuer à fouiller, sans relâche, dans les souvenirs d’enfance, d’adolescence, Pépette l’anglaise et le Lavomatic, et enfin Esmeralda : « Venez, je suis la magicienne qu’il vous faut. » Un philtre de mère, c’est la renaissance, dans un « coulis de fraise », un mère nouvelle dont la main « prompte à corriger est devenue branleuse ».

Œdipe est caché dans l’armoire lorsque sa mère rentre et se demande si elle n’est pas la femme de sa vie, elle qui l’a « chié », de la fatalité à la fantaisie, il n’y a qu’un pas. Et ça ne s’arrête pas là, puisqu’on descend maintenant à la cave, devant le miroir, avec les marquises, là où le désir pourrait devenir monstre. C’est une épopée à couper la chique, aussi bien sur le plan formel que sur le fond, d’une impudeur totale qui rappelle parfois l’Arrabal du Funambule de Dieu. Jean-Paul Gavard-Perret aiguise ses mots à la lueur de la chandelle « débauche », tout en innocence, et surtout, sans crier « gare ! »


Pierre Andreani

vendredi 14 mai 2021

« Il travaille dans la restauration » JACQUES ARAMBURU, MAISON -BUFFLE, CHEYNE EDITEUR, 1993

On le sait maintenant, Jacques Aramburu est un autre. Celui que l'on prenait donc (et à juste titre puisque c'était indiqué dans sa biographie) pour employé de restauration, est en réalité un être fictif, création d'un autre poète, mieux connu : Alain Breton. Est-il pour autant si fictif que ça ? Rien n'est moins sûr, considérant qu'Aramburu est le nom de jeune fille de sa grand-mère maternelle. Projection, écart, dissociation, quoi de plus légitime pour un créateur que de faire l'expérience d'un pseudonyme ? Et ce n'est pas comme si c'était la première fois que cela arrivait.

Elle m'avait plu, dès l'instant où j'ouvrais Maison-Buffle, cette biographie lapidaire, inhabituelle, chargée. Il ne me restait plus qu'à imaginer Aramburu noircir les pages d'un cahier à la fin de son service, dans le bruit d'une cuisine qui se range et se nettoie, immergé dans ses souvenirs, timide, seul. Seul à penser à cette maison parfumée de cendres, qui « astique ses plâtres » et sur la poussière de laquelle « la pluie (y) tient / pour faire carrière. » 

On entre tout de suite dans cette maison calme, pleine d'aimables fantômes, « (…) les petits peuples du miroir », ainsi on pense histoire de famille, et sans doute à raison puisqu'on a désormais entendu parler du nom de jeune fille de la grand-mère basque. La maison est moins personnifiée qu'hantée. Du buffle elle retient « Les espaces libres. Une armoire qui respire à fond. ». De partout, ce sont des voix qui montent des murs, « Ça danse et ça chante. Ça parle du renard qui est mort. » Maison à toute épreuve, je les passe toutes en revues, celles que j'ai habitées, même momentanément, celles que j'ai visitées. 

C'est là, semble-t-il, le premier objectif de Jacques/Alain : célébrer les âges à travers l'habitat, la datcha, familiale ou pas d'ailleurs. La grosse maison oubliée au fond du bois de nos souvenirs, comme un illumination première : Maison du creux, du peu. / O bel écho, lampe qui ne s'apaise, / échardes nouées, corne sèche. / Dire enfin la maison, / corolle son règne, / enclos à gréer gravats en verve. / Mais qui passe, qui s'installe,/ qui laisse sa langue au lavoir / et la lettre, et la pincée de sel ?

L'ouvrage est scindé en deux parties, inégales par leur taille, et la seconde révèle un dessein différent. On quitte la maison pour se réfugier dans son jardin. « Le pays au mille étés », c'est toute une époque comme on dit. C'est le souvenir du temps long sous un soleil franc. Ce n'est jamais un monde qui finit, une vision critique ou du buccolisme. C'est l'enfance encore, la découverte. Et on commence à comprendre que, pour l'auteur : ce sont les conditions d'une initiation poétique qu'il entreprend de nous conter dans ce livre. Si la maison enseigne, le jardin fait éclore la voix : Que faire d'autre que parler, / que se confondre dans l'été belle race, / que garder les bleus pour soi. / On titube dans un temps si long, / on répète comme son propre effacement, / on essaie de déborder de son ombre, / on entend décroître la Figure. 

Alors nous observons divers éléments, l'auteur l'affirme : « il n'y a pas de maison sans puits », et donc l'eau coule sous nos pieds. Ainsi ancré depuis si longtemps dans l'esprit du poète, la règle subjective bat le souvenir, tout est vrai comme dans un rêve. Que dire alors de cette « Nuit des genoux / nuit des torses », sinon qu'une ombre plane sur les corps endormis, l'ombre d'une rixe nocturne ? Au secours de ces visions oniriques, un langage court, ordinaire, et des rapprochements sémantiques subversifs. Mais le jour ce sont de grands éclats : ces « pommes cueillies par un halo », « une femme fait un shampoing à la lumière », qui sous-entendent une photosynthèse à venir. Dans un autre livre d'ailleurs, c'est Jacques qui parle encore : « Parfois on jette des lueurs qui deviennent fleurs ou rocs (...) », nous retrouvons la lumière : active, qui imbibe le terreau luxuriant du souvenir. 

Nous sommes ici à un carrefour, un moment clé, celui-là même où les destins d'Alain Breton et de Jacques Aramburu se séparent. L'un deviendra poète, écrivain ; l'autre, employé de restauration rattrapé par sa mémoire et forcé de prendre la plume pour évoquer avec la plus grande fraîcheur le dessillement qui fut le leur. Ainsi il nomme la première partie de son recueil : « La source qui a eu lieu ».


Initialement publié dans Recours au poème.

Pierre Andreani

mercredi 21 avril 2021

« Je te glacerai par amour » AURÉLIEN LEMANT, LA POÉTESSE IMPUBLIABLE précédé de UPIR, ÉDITIONS NOUVELLE MARGE, 2020

Écrire comme on s’enferme dans l’illusion de la passion, pour exorciser le mal en soi qu’a pondu un être longtemps chéri ; écrire pour comprendre ce qui nous est passé dessus. Quel maléfice à l’œuvre ? Écrire pour aimer, pour détester, mais cela revient au même ! Il y a tant à en dire. C’est pourtant un thème dont le poète n’ose plus se saisir, par crainte de passer pour lyrique, sinon par diverses interpositions insincères entre soi et la chose. Ici le problème est abordé dans toute sa verdeur, et il ne faudra pas beaucoup attendre pour qu’il se gâte. 

En somme, les jeux étaient faits d’avance. Un être un peu tourmenté, dont l’esprit s’agite sans cesse en quête de réponse, ne sera jamais insensible au charme d’une jeune créature dont la vie entière est un leurre et qui semble posséder la clef ultime révélant le secret de l’existence, avec aisance et un certain panache. Il reconnaît la femme de sa vie : « une monture / parfaite / pour une chute / à répétition » Succube intransigeante, elle va et vient au gré de ses envies, sans que jamais l’on ne sache où elle se cache ni ce qu’elle cache. Au fond de son cerveau, un agenda tout personnel, des objectifs, une politique de la relation. Un travail de professionnelle dont l’issue sera fatale. Alors, notre poète se compromet « à coups de déclarations d’amour / mimées avec des ombres / et de poèmes plagiés / sur le soleil des autres » puisqu’il veut donner le change, lui qui, semble-t-il, reçoit tant de son aimée. C’est la rétention de l’homme pétri d’admiration contre l’évaporation, l’éparpillement de celle pour qui le temps manque pour profiter des avantages de la vie. Alors forcément, ça tourne mal. 

Déjà l’amour est difficile, on devient un auxiliaire de passion : « J’étais / le perroquet empaillé / de plus / quelque part au fond du stock. » Une proie de plus, destinée à ne pas durer plus que les autres et qui restera loyal, probablement jusqu’à s’humilier dans la mort. En passant à travers d’étranges lieux symboliques où le putride le dispute à l’immonde. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’Amour. L’éconduit cherche tout de même à se rattraper aux branches et dans un exercice d’admiration authentique, rend hommage à sa tortionnaire. C’est qu’elle a d’abord été espoir. Espoir d’aller mieux, de guérir : « Je marchais mieux de l’avoir en tête (...) » N’était-ce pas déjà un péché d’orgueil que de se croire autorisé à gravir un tel monstre de promesses ? « C’était trop, cette montagne inusable (...) » Parfois l’on ne mérite même pas ce que l’on projette chez l’autre, et c’est dans la dégradation qu’on s’en émeut, naturellement. 

À l’heure où la société entière est soumise au Happy management (et le milieu littéraire ne fait pas exception), où l’on se refuse à poser la question d’un métaphysique véritable, Aurélien Lemant, qui doit être inconscient, nous livre un recueil de souffrance et de culpabilité. « Je te glacerai par amour », écrit-il. Voilà qui est fait. 


PIERRE ANDREANI

mardi 13 avril 2021

« Même le dégueulis se désolidarise »  VALÉRY MOLET, ET MOI, JE RIRAI DE VOTRE ÉPOUVANTE, ÉDITIONS UNICITÉ, 2021

Le livre est hybride : essai, poésie, pamphlet à certains égards ; nous lisons aussi probablement un journal intime, un carnet de bord. Tiré des Proverbes de Salomon, le titre donne le ton à l’ouvrage. Il y a des thèses, il y a des figures. L’énigmatique S.D. hante les pages, qu’elle partage en anonyme avec quelques grands noms : Hegel, Hugo ou encore Van Gogh pour n’en citer que trois. Autant de matériaux réunis dans une volonté de dire. L’état des lieux d’un esprit de poète qui ironise dans le marasme, « Cette planète provinciale, ce caca sidéral »... 

Poète amoureux et à qui l’amour donne des ailes, Valéry Molet avec son nouveau recueil s’envole les cimes solitaires. Narquois, il poursuit même : « Tout est si semblable à l’existence humaine / Que raser le sol pourrait être une idée » Décidément, non. On préférera les cimes, ne résistant pas à la tentation de toiser d’en haut un monde mesquin, écroulé. On navigue ensemble de la rue triviale à la liturgie de la messe, que l’auteur aime défendre (par esprit de contradiction) mais qui se découvre hélas ! désincarnée, bancale : « Les chants semblaient se désapprouver. » De même, la poésie « sobre » et les postures d’humilité qui ensevelissent les créations contemporaines : « Et pourquoi ne plus rien écrire du tout pendant que nous y sommes ? » s’interroge l’auteur. En effet, c’est la prochaine étape. 

Oui, le poète pérore, s’écharpe avec les épouvantails de notre contemporanéité. Oui, il endure dans sa chair cette absurdité des jours, c’est même son devoir. « Vautré », il constate non sans lassitude que « La souffrance n’est pas réelle / Voilà le pire ; / L’ennui ronfle à côté du désespoir / Dans deux chambres séparées » Et si « la mélancolie est une science exacte », la singularité de la voix, la prosodie particulière de l’auteur donne une impression de réalité forte, qui réveille et active la pensée. Une poésie de combat. Contre « la cohérence des soi-disant faits », la poésie pénètre l’imagination par la correspondance et l’ellipse. Elle se doit de pratiquer le grand écart, jusqu’au fanatisme. Contre les préjugés et les lieux communs, les vrais. Pour une parole juste et viscérale, sans effets de manche. L’inspiration ici, naît en partie de la confrontation authentique avec l’époque, vécue dans son étrangeté : « Parasols de béton, tant que le soleil naval garantit la mort ». Le monde physique accueilli avec toute l’acuité nécessaire au poète, c’est à dire : pénétration et prestidigitation.

L’énergie que cela demande, de surnager dans cet étang infesté, entraîne des effets indésirables, quelque chose comme une fatigue de vivre dans laquelle « Même le dégueulis se désolidarise. » À la recherche de la beauté, habitué à l’âpreté de l’existence et riant de l’épouvante ressentie par les uns ou les autres qui se refusent à vivre lucidement, Valery Molet provoque : « Sois adulte : la bagarre est un devoir sacré. » et revigore. 

Alors que le grand bataillon du milieu littéraire patauge sans convictions dans une fange molle et désolante, nous attendons de la poésie qu’elle sauve l’honneur. Non pas qu’elle tourne en circonvolutions flasques autour de contemplations hypocrites ou platitudes passives. Il y a de la place pour s’exprimer avec son cœur, quel qu’il soit. C’est une sente rare sans guide, intimidante et grave, de laquelle on ne sait pas si on sortira intact. 


PIERRE ANDREANI

mardi 6 avril 2021

« Oreille absolue de la nuit » CONFINES DANS LE NOIR, MURIELLE COMPERE-DEMARCY

Tout commence par une « Alerte », où les hashtags (#) sont remplacés par des signes d’inégalité (« ≠restez chez vous / (…) ≠libérez-vous »). Le virus ainsi entre dans les foyers de France et de Navarre. Et cela fait un an que ça dure. Un an que nous marchons au pas de l’oie, sans sourciller ou presque, sans trop comprendre non plus. Un an que beaucoup ont parlé pour ne pas dire grand-chose. Quelle place dès lors pour la parole poétique ? Dans un décor devenu impraticable, invoquant par ailleurs le « respir » dévoré, licence plantée dans une somme d’hexamètres, l’auteure de ce long poème débite donc, sans reprendre son souffle. 

C’est l’arrêt de tout qui enclenche le verbe, tandis que : « Dehors exsangue dedans / Soldats du sang sur nos poumons / Ventilent la lumière, crosse / Du sang torche mourante, cœur / A l’envers, cluster de maux » Murielle Compère-Demarcy avance dans son texte comme dans un champ de ruines surchargé de poussière. Le ciel gris s’est abattu pour longtemps sur les hommes, le printemps nous échappera. Dans ce grand vide, penser la période n’est pas simple, et tremper sa plume dans « L’encrier du désert (...) », un crève-cœur. La poétesse le note, c’est un climat de suspicion qui s’instille : « Et l’encre infestée, eh ! Poète / Tes mots n’y ont-ils pas trempé, » Mais les pages sont plutôt tachées de sang,. N'oublions pas que selon les mots de l’« Alerte » : nous sommes en guerre. Tous les aspects de la vie se retrouvent infectés par le virus qui s’infiltre dans les poumons, mais aussi dans les têtes.

On se dit qu’on n’en sortira jamais ou du moins pas indemne, qu’on ne retrouvera pas non plus notre liberté. Alors on crie, on s’abandonne à la terreur : « – Nous appartiendrons nous encore ? / La peur grignote à l’intérieur. » Dans le même temps, on lance des appels à la révolte : « SORTIR REVIVRE (...) » Les émotions s’entremêlent, dans la plus grande des confusions comme si on assistait, en fait, à une crise d’épilepsie planétaire. 

Qui sait encore comment se comporter et quels choix faire ? « La ruche des hommes vrombit », c’est tout ce qu’elle sait faire, « Et l’Affaire des masques — Farce ! »… Mais tragédie aussi quand on pense à « Maman morte sans deuil sans fleur ». Épuisés, masqués, les individualités se dissolvent, il reste à chacun juste assez de force pour subir. On s’étonne d’ailleurs de voir si peu de résistance. Tout grince, lâche prise, et glisse. Le poète, « Oreille absolue de la nuit », cherchera longtemps le rayon de soleil dans cette séquence historique sans histoires. Ce grand néant dépouillé. Stérile époque pour moisson de mots… Une certitude, « Personne n’était préparé / A être c/o/u/p/é de la vie. »

En quelques pages aussi nerveuses que rêveuses, Murielle Compère-Demarcy écrit notre égarement et les formes que pourraient prendre le désir de revivre. Sans céder aux sirènes du recueillement, sans établir de thèse sur les bénéfices du confinement, dans l’émotion brute, entre lamentation et ressentiment. 

LE SITE DE L'EDITEUR

Pierre ANDREANI

samedi 20 mars 2021

« Pas de lumière / pas de poème » DENISE LE DANTEC, LA STROPHE D’APRÈS, ED. SANS ESCALE, 2021

Quand on se met à regarder passer les heures, chemin faisant, laissant divaguer son esprit à travers les feuillages dessaisonnés, les souvenirs de lectures, les conversations, les humeurs, l’écriture tend à refaire le lien entre les mondes. Entre couleurs et citations, cris et catalogue, Denise Le Dantec ajoute, à une œuvre déjà bien établie, une nouvelle pierre de granit, à la fois brute et polie par le temps.

Depuis l’arrière-saison, l’ouvrage s’installe, organisé : « 1 éclat de l’Éden, 7 réseaux cristallins, 2 syllabes feutrées (...) », dépliant tout ce qui traîne dans les coins de l’âme et de la mémoire (« une banlieue de trèfle miniature », « un crayon à la pointe d’argent »). Oui, tout cela, et plus encore… Mais une seule règle : « Rien qui pèse ni qui pose ». Quand sommes-nous au juste ? (« J’écris quand le poème réclame d’être écrit ») Serait-ce le jour d’après la (cata-)strophe ? On croit régner dans l’accalmie, à l’écart du vilain cours des choses. Il n’en est rien. La plume de Denise Le Dantec est nerveuse, les images dévalent les chemins du sens. Strophe après strophe après strophe après strophe… 

Dégringoler comme d’un escalier, marche après marche, et noircir de minces traits noirs le blanc brillant de la feuille dans une conception mallarméenne du vers, signe et son. La poétesse se demande : « Est-ce que je respire la lumière du soir comme la dorure des planètes ? » Car qui dit dégringolade dit frictions dit étincelles. Un tel mécanisme décrit comme : « Un poème faisant son entrée » et cela nous sera répété encore, d’une autre manière : « Pas de lumière / pas de poème ». Un poème, comme une plante, ça pousse. La révélation d’un éclat poétique est un mystère dont on ne cesse pas de s’émouvoir. Il faut l’appeler et venir le chercher. Le pousser, le tirer. Il vient, il repart. Il explose. Il éclaire. Une interrogation qui n’en finit plus, et à laquelle aucune ébauche de réponse n’apporte de satisfaction. On recherche ensemble « le point sur le i forestier. », terminal. C’est un grand jardin, il y reste encore beaucoup de printemps, un peu d’été. Et l’on découvre ça et là  « les 7 000 chênes de Beuys / les roses rouges d’Atomium 2002 / le Mur des Noms le Mur du chagrin » dans le paysage d’une friche civilisationnelle. 

C’est une écriture de prospection. L’univers et la mémoire passés au tamis : « Je cherche le lieu du poème / — la blessure de la licorne » dit Denise Le Dantec pour tenter de rassembler de ses esprits. Où est-on ? Dans l’espace d’une vérité où les limites s’estompent entre les mots qui, eux, résistent : « Qu’est-ce que le bord ? / Qu’est-ce que le milieu ? / les lettres donnent la matière ». 

Il faut souligner la particulière richesse de ce livre où chaque vers semble contenir le recueil entier et par là mériter son nom de vers. Il agit toujours techniquement comme un pivot au sein du poème (le vers d’après ?), ainsi : « J’exerce mon métier de fleur / coup de vent sur les gueules-de-loup / 3 fois trois nuages / un grand écu d’herbe ». Comme chassés d’un bord à l’autre du décor, nous demeurons éblouis par la vigueur des promesses. Denise Le Dantec écrit dans les jardins de la langue et il y a du vent dans les branches. Tout virevolte mais la brise est maîtrisée. Parce qu’elle en épouse l’ondoiement. 

(Pour se procurer l'ouvrage, site des éditions sans escale)

PIERRE ANDREANI

mercredi 10 mars 2021

« Quelqu'un frotte l'or très fort » PIERRE LARTIGUE, DES POÈMES COMME DES ÎLES

Il faut avoir la curiosité d'aller voir ce que cachent les coordonnées qui sous-titrent les 9+1 chapitres de ce qu'on pourrait appeler une anthologie d'inédits, ouvrage posthume de Pierre Lartigue, publié aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Île-de-Bréhat. Île-de-Batz. Ouessant. Île-Molène. Île-de-Sein. Groix. Île-aux-Moines. Belle-Île-en-Mer. Île-d'Houat. Un poème en forme de chapelet de noms que n'aurait pas renié Jude Stefan, grand amateur de toponymie. Un chapelet d'îles aux confins des terres d'Europe, pour une voix poétique en archipels. Seule exception : Tarquinia en Italie, dernier point sur la carte à être mentionné, opportunément choisi comme point final à ce volume et qui commence par ces mots : « Disparaître je veux bien / mais que ce soit dans une de ces chambres peintes (...) ».

Décrit comme un écrivain discret, Pierre Lartigue n'en fut pas moins reconnu par ses pairs, notamment Aragon qui lui écrivait : « (…) vous êtes un des rares poètes qui comptent aujourd'hui et qui compteront demain ». Pourtant, cela ne suffira pas à faire de sa poésie aérienne et insouciante une valeur sûre dans les esprits de ses contemporains. Critiques et éditeurs font la fine bouche ; ainsi commente-t-il quelques-unes de ses péripéties dans le milieu : « (…) mes poèmes / Gallimard dit que cela manque de qualités littéraires / Ô je t'aime mon petit chardon ». 

Sans en prendre particulièrement ombrage (il recroisera le chemin du célèbre éditeur, et fructueusement, par la suite, à trois reprises), il poursuit son ouvrage, inlassablement léger. En témoigne « (l)e monde ses putains ses dagues et ses dogues », le pays tout entier à la merci des échos des éclats de voix du poète : la capitale et la lande, la neige et la « (…) colline à demi morte ». On flotte au-dessus d'un décor à l'abandon, une scène de bataille, mélancolique et possédé, en exil de soi. Un exil fait de sauts de puce, « souvenirs inventés de toute pièce, mensonges contenant leur part de vérité (...) », exil dans une mémoire dont les éléments ont été saupoudrés sur la page, dans un style d'une désinvolture réjouissante. Le poème « Hôtel des ventes » retient mon attention plus particulièrement, à la lecture de cet ensemble. Poème capharnaüm, liste, poème-long singeant la triviale prise de notes avec une minutie et une drôlerie diabolique : « (…) une foule invraisemblable où pourrait bien se côtoyer tout ce que la ville possède de Beaumôme et de Toulouche, de Piplette et de Père Moche, brocanteurs voûtés, grappe de filous, de harpies muettes, grigous. » On n’en finit pas de s’émouvoir en lisant la poésie de Pierre Lartigue, le voyage est à portée de stylo, roboratif et abondant. Quelque chose de rabelaisien aussi, dans cette manière d'inventorier et de savourer le monde d'un œil aussi bienveillant que narquois. 

S'ensuivent quelques poèmes plus expérimentaux (dont quelques jeux oulipiens) qui nous laissent penser qu'il y a probablement un monde en dormition dans l’œuvre du poète injustement méconnu. L'éventail est énorme, de « J'escriz et grave à toute force », sur deux pages qui se répondent, à la quatorzine « Kistch », où la forme, implacable, entre au service de cet art d'écrire truculent et libre, où l'on devine le travail, la volonté de faire totalité, écrire pour épouser. « Quelqu'un frotte l'or très fort », écrit Lartigue, tant il sait ce qu'il faut d'abnégation pour sonner juste, embrasser le monde et briller tout à la fois.

(initialement publié sur le site des éditions Sous le Sceau du Tabellion)

PIERRE ANDREANI


mercredi 17 février 2021

« L’œil de l’œil des choses » JULIEN BOUTREUX, VOUS QUI RAMPEZ SOUS MA PEAU

Le bestiaire est un genre à part qui, quand il est associé à l'imaginaire du poète prend une dimension toute autre : pourtant il n'est pas tant, ici, question de métaphore, mais plutôt d'une sorte d'évocation enfiévrée de la Nature. Une ode sans périphrase.

Même si l'auteur ne les catégorise pas (préférant l'ordre alphabétique), nous dénombrons plusieurs styles d'entités peuplant ce recueil. Parmi celles-ci les insectes, les reptiles, végétaux, et d'autres encore qui n'en sont pas (des bestioles) comme les pierres ou les flammes. Mais cela reste en grande partie du vivant négligé, dirais-je... Si les blattes « dures et pleines » et les chenilles « velues et urticantes » n’échappent pas au courroux du poète, d'autres espèces se voient peu ou prou sauvées, et c'est avec une étrange tendresse, matinée de crainte, pour ces animaux que l'on aime le moins que le poète vient caresser de ses mots le fourmillant biotope qui l'habite. Une manière de se faire pardonner, en tant qu'humain, de la manière dont nous les traitons ? Pas exactement.

Nous découvrons donc un homme recouvert de vivant grouillant, de « purs crapauds gras accroupis » ou encore de larves qu'il accepte dans son bain, et même si leur contact le révulse. Un narrateur assez résigné qui se laisse envahir, qui a arrêté de lutter. Il a perdu le contrôle. Bientôt, ce sont les méduses qui lui inondent l'estomac et qu'il ne digère pas. Les scolopendres : « créatures grouillantes qui rêvez dans l'ombre, mandibules patientes en embuscade » et dont la morsure comme une épée de Damoclès pend au dessus de la tête de notre poète aux abois. Une altérité totale, prise comme elle vient et respectée pour ce qu'elle est, mais qui n'en reste pas moins effroyable. 

Bêtes qui colonisent l'esprit, l’assujettissent ? C'est par exemple le cas des araignées du soir dont le poète demande l'intrusion fatale dans son corps à demi-mort : « soyez mignonnes, je vous aime bien, infiltrez-vous, quand j'inspire entrez, quand j'expire restez (...) ». Nous voici possédés : les mains, « petites choses vivantes à coté de nous », les spasmes « logent dans les muscles, s'agitent parfois ». Nous ne sommes plus qu'un habitacle, un prétexte pour nos membres remuer et tout ce qui nous traverse comme force, amalgamé à la créature-reine qui enclenche l'anima de tout ce qui se meut à la surface du globe. 

C'est, pour Julien Boutreux, l'occasion d'exposer la beauté dans l’ineffable et de s’atteler à l'établissement d'une métaphysique singulière du monde. Ainsi le vol des oiseaux, « l'infime signe indéchiffrable à l'horizon lointain », idéal inatteignable pour un homme pesant ; au fond de la mer, des « poulpes qui saignez pour nous vous êtes autant de christs venus pour notre salut mais personne ne vous a entendus, vous prêchez dans un désert océanique », éternels mais ignorés octopodes à l'intelligence rare et qui s'offrent à la rédemption dans le monde du silence ; enfin les scarabées sur lesquels « Des hiéroglyphes oraculaires sont paraît-il gravés sur l'abdomen, pour qui saura les déchiffrer ». Une cosmogonie animale, pour le dire autrement, postulant une organisation dans les méandres, et pour finir « l'univers lui-même a la forme d'un œuf, macérant en son sein le sens d'un monde ultérieur »

Au terme de ce voyage sinueux, plus abattus qu'ébahis, nous effleurons quelques mystères. Le livre se ferme sur « l’œil de l’œil des choses » lui-même fermé ou ouvert, essence terminale qui dit ou qui se tait, qui englobe et qui écrase, et qui élève jusqu'au cieux cathartiques pour libérer, par le simple fait d'avoir lu. 


PIERRE ANDREANI