mardi 23 mai 2023

« Impossible d’être automatiquement poète », PHILIPPE BECK, RUDE MERVEILLEUX, Al Dante / Niok, 1998

Tant nous échappe la perception des phénomènes, nous ne pouvons qu’en établir une consignation plus ou moins poétique, plus ou moins sûre d’elle-même. Pour cela, il faut taper entre les lignes, entre les pas, pour être juste, toucher au vrai. Assumer d’affronter le réel dans sa cruauté drue. « Il y a de l’inquiétante familiarité. Qui ne veut pas rien dire. » affirme ainsi Philippe Beck, se réappropriant ainsi la formule de l’illustre Carolomancien.

Tout commence en musique, par une pulsation, un battement sur lequel vient se poser le sifflement de Joséphine, hésitant. Sœur, fille, mère, elle ouvre le chemin du petit qui se souvient. Deux émotions, deux motifs. Le merveilleux d’abord : « l’affaire d’un merle bien compris », le rude ensuite : « untel = une mouche locale ». Dans un exercice d’autobiographie obstétrique, le poète se découvre : « En faisant sortir, je fais / rentrer séparément. ». Le monde se divise en thèmes qui se rejouent dans l’air jazzé d’un temps que le scribe (ou « l’inscribe ») peine a appréhender. À la fin, ne reste-t-il pas qu’« Une réserve d’idées bovines / agiles » ? Qui est écrivain ? Celui qui donne une forme au livre « insigné ». Celui qui saura manier l’encrier dans la tempête. 

Ce sont là des notes, des références dites opaques, une volonté de ne pas être lisible au sens de transparent. Tout au long du recueil, Philippe Beck nous invite à « ne (…) pas », de toutes les manières possibles, articulant le paradoxe entre le Rude et le Merveilleux. C’est une lutte absconse à laquelle nul n’échappe que cette vie hypothétique (lutte entre les mots « fusibles » et les « uniques »). Avec des accents Berrymanien, il parvient à imposer une cadence, inventant des dialogues entre des anonymes et des personnages historiques, créant des hybrides, changeant légèrement de voix. Lui-même donne une définition de son geste : « C’est un celeuma, / un lourd chant qui rythme et verse / les récentes galères civiques. » Il nous rappelle l’importance de l’élan poétique, sa profondeur, sa singularité, ses possibles. Son urgence également : « (le précipité aéré, / par touches côte à côte / indiquées, ou rejointes) ». Parsemé de clowns tristes et d’oiseaux (leurs plumes) sans que rien ne les oppose, l’ouvrage empile également les définitions de la poésie même. L’amour du livre est tempéré par l’impossibilité d’y accéder véritablement. Chorégraphie évidemment incertaine entre la « pompe » et l’art. Tout est contrebalancé par le doute de celui qui sait : « la vocation enfouie / sous l’ambition / de chercher la langue (...) » ou « Impossible d’être automatiquement poète (…) / ou machinalement » Le poète est un être définitivement poreux et indéterminé. Il est aux quatre vents et ne sait même pas qu’il écrit. Pourtant il réfléchit, comme un mur blanc, il ne fait que ça. Qu’il l’oublie, qu’on l’oublie, c’est au choix. Mais quelque chose doit arriver qu’il attend.

Dans cet intervalle, le texte déroule ses figures, entre souvenirs « familiaux » et impressions intellectuelles, une sorte de généalogie de l’affect poétique se dessine. Chaque vers est cri ou chuchotement, tentative de suicide au couteau à cause du jargon qu’il produit, intime et inconnu. 


PIERRE ANDREANI

mercredi 3 mai 2023

« Celui qui fut rejeté par la nuit », MATTHIEU LORIN, LE TOUR DU MOI EN 31 INSOMNIES, Éditions du Port d’Attache, 2022

C’est l’histoire d'une lutte contre les démons de l’éveil. Dans son recueil « Le tour du moi en 31 insomnies » paru aux édition du Port d’Attache, Matthieu Lorin nous partage ses commentaires nocturnes sur le thème de la nuit blanche. Vraisemblablement prises en contexte, ses notes formées en poèmes en proses disent l’impuissance de l’homme désarmé face au sommeil qui ne vient pas.

La nuit comme une maison, à la porte scellée, sur laquelle est gravée : « Ici ne repose pas celui qui jusqu’à son dernier souffle combattit les horloges de la mort et fut rejeté par la nuit. ». Voilà comment s’ouvre cette étude intime. Il y sera question de corps, de souvenirs, de lectures, d’objets, autant d’éléments qui peuplent les nuits sans paix d’un poète aux abois. Son esprit tend à s’égarer par la méthode de l’escalier mais fini toujours par buter sur l’éléphant dans la pièce : il ne dort pas, il ne dort plus. « La fatigue devient un morceau de moi. Elle est le doigt, je suis l’ongle. » confesse-t-il, sans se douter que c’est peut-être lui qui devient un morceau de sa fatigue.

Probablement en écho à ses « Proses géométriques » (parues aux éditions du Nain qui tousse en 2021), l’auteur trouve aussi son inspiration dans nombre de triangles, segments, blocs, tuyaux, angles, labyrinthes : une cartographie physique et mentale qui n’est pas sans rappeler les descriptions méticuleuses du pape du Nouveau Roman, ingénieur de formation, Alain Robbe-Grillet. Une manière que l’on retrouve d’ailleurs dans l’esprit général du recueil, les idées sont exposés méthodiquement singeant par là l’impossibilité du rêve : « Pelures de poèmes géométriques coincés dans mon crâne. » Celui qui trop pense mal roupille. Et fatalement se met à composer des écrits… Car c’est bien par le poème que l’auteur tente de substituer le sommeil à son impossibilité. Passant par tous les états-limite qu’en corps et esprit, un individu traverse lorsqu’il est privé d’un besoin fondamental tel que le repos, Matthieu Lorin s’escrime à décrire les aberrantes minutes qu’il passe à attendre et s’abîme dans la passivité d’une situation qu’il ne parvient nullement à maîtriser : « Discret, je suis un frein tambour qui laisse la gloire au cadre qui le porte ». Réifié tant il se trouve désorienté, le poète se confond avec le monde autour, d’abord les livres qui l’accompagne, ensuite le « vase au col étroit » auquel il compare son esprit. Mais « livre » ou « vase », il demeure incomplet, demande à être brisé ou brûlé, qu’on se rende compte qu’il ne recèle aucun mystère, c’est à dire aucune résolution.

Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Ivresse de rester éveiller, passion pour l’angoisse. Les images y sont pourtant plutôt gentilles. Ce ne sont pas les cauchemars, semble-t-il, qui l’empêchent de dormir. Mais il y a quand même quelque chose qui cloche, un grand vide a pris place. Un doute, une sueur froide coule le long de l’échine lorsque le sujet s’accuse. Mais que ce soit justifié ou non, il est temps de se dire les choses : « ce que je fais germer chez les autres périclite en moi » tente-t-il, postulant qu’une partie de lui-même se meurt d’avoir trop donné et ne pourra jamais revivre, que l’on ne trouvera plus jamais sa place. L’angoisse est lancinante, « perpétuelle », la peur est partout. Il n’en peux plus, la mutilation n’est pas loin qui menace : « je détache à coups de tournevis le bistre de mon cœur. »

Le poète voit par les mots là où d’autres voient le monde sans intermédiaire. Il filtre, dans son délire, une réalité parfois bien trop prosaïque pour la revitaliser. Rêvant en permanence, comment pourrait-il s’endormir une fois la tête posée sur l’oreiller ? Voilà ce que Matthieu Lorin nous dit à travers son évocation poussée d’une expérience aussi troublante que l’insomnie chronique (« (…) les mots éclataient avant d’être formés »), comme s’il voulait, en creux, donner une définition de la poésie et du poète, daydreaming comme disent les anglais : le rêve éveillé.


PIERRE ANDREANI