samedi 20 mars 2021

« Pas de lumière / pas de poème » DENISE LE DANTEC, LA STROPHE D’APRÈS, ED. SANS ESCALE, 2021

Quand on se met à regarder passer les heures, chemin faisant, laissant divaguer son esprit à travers les feuillages dessaisonnés, les souvenirs de lectures, les conversations, les humeurs, l’écriture tend à refaire le lien entre les mondes. Entre couleurs et citations, cris et catalogue, Denise Le Dantec ajoute, à une œuvre déjà bien établie, une nouvelle pierre de granit, à la fois brute et polie par le temps.

Depuis l’arrière-saison, l’ouvrage s’installe, organisé : « 1 éclat de l’Éden, 7 réseaux cristallins, 2 syllabes feutrées (...) », dépliant tout ce qui traîne dans les coins de l’âme et de la mémoire (« une banlieue de trèfle miniature », « un crayon à la pointe d’argent »). Oui, tout cela, et plus encore… Mais une seule règle : « Rien qui pèse ni qui pose ». Quand sommes-nous au juste ? (« J’écris quand le poème réclame d’être écrit ») Serait-ce le jour d’après la (cata-)strophe ? On croit régner dans l’accalmie, à l’écart du vilain cours des choses. Il n’en est rien. La plume de Denise Le Dantec est nerveuse, les images dévalent les chemins du sens. Strophe après strophe après strophe après strophe… 

Dégringoler comme d’un escalier, marche après marche, et noircir de minces traits noirs le blanc brillant de la feuille dans une conception mallarméenne du vers, signe et son. La poétesse se demande : « Est-ce que je respire la lumière du soir comme la dorure des planètes ? » Car qui dit dégringolade dit frictions dit étincelles. Un tel mécanisme décrit comme : « Un poème faisant son entrée » et cela nous sera répété encore, d’une autre manière : « Pas de lumière / pas de poème ». Un poème, comme une plante, ça pousse. La révélation d’un éclat poétique est un mystère dont on ne cesse pas de s’émouvoir. Il faut l’appeler et venir le chercher. Le pousser, le tirer. Il vient, il repart. Il explose. Il éclaire. Une interrogation qui n’en finit plus, et à laquelle aucune ébauche de réponse n’apporte de satisfaction. On recherche ensemble « le point sur le i forestier. », terminal. C’est un grand jardin, il y reste encore beaucoup de printemps, un peu d’été. Et l’on découvre ça et là  « les 7 000 chênes de Beuys / les roses rouges d’Atomium 2002 / le Mur des Noms le Mur du chagrin » dans le paysage d’une friche civilisationnelle. 

C’est une écriture de prospection. L’univers et la mémoire passés au tamis : « Je cherche le lieu du poème / — la blessure de la licorne » dit Denise Le Dantec pour tenter de rassembler de ses esprits. Où est-on ? Dans l’espace d’une vérité où les limites s’estompent entre les mots qui, eux, résistent : « Qu’est-ce que le bord ? / Qu’est-ce que le milieu ? / les lettres donnent la matière ». 

Il faut souligner la particulière richesse de ce livre où chaque vers semble contenir le recueil entier et par là mériter son nom de vers. Il agit toujours techniquement comme un pivot au sein du poème (le vers d’après ?), ainsi : « J’exerce mon métier de fleur / coup de vent sur les gueules-de-loup / 3 fois trois nuages / un grand écu d’herbe ». Comme chassés d’un bord à l’autre du décor, nous demeurons éblouis par la vigueur des promesses. Denise Le Dantec écrit dans les jardins de la langue et il y a du vent dans les branches. Tout virevolte mais la brise est maîtrisée. Parce qu’elle en épouse l’ondoiement. 

(Pour se procurer l'ouvrage, site des éditions sans escale)

PIERRE ANDREANI

mercredi 10 mars 2021

« Quelqu'un frotte l'or très fort » PIERRE LARTIGUE, DES POÈMES COMME DES ÎLES

Il faut avoir la curiosité d'aller voir ce que cachent les coordonnées qui sous-titrent les 9+1 chapitres de ce qu'on pourrait appeler une anthologie d'inédits, ouvrage posthume de Pierre Lartigue, publié aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Île-de-Bréhat. Île-de-Batz. Ouessant. Île-Molène. Île-de-Sein. Groix. Île-aux-Moines. Belle-Île-en-Mer. Île-d'Houat. Un poème en forme de chapelet de noms que n'aurait pas renié Jude Stefan, grand amateur de toponymie. Un chapelet d'îles aux confins des terres d'Europe, pour une voix poétique en archipels. Seule exception : Tarquinia en Italie, dernier point sur la carte à être mentionné, opportunément choisi comme point final à ce volume et qui commence par ces mots : « Disparaître je veux bien / mais que ce soit dans une de ces chambres peintes (...) ».

Décrit comme un écrivain discret, Pierre Lartigue n'en fut pas moins reconnu par ses pairs, notamment Aragon qui lui écrivait : « (…) vous êtes un des rares poètes qui comptent aujourd'hui et qui compteront demain ». Pourtant, cela ne suffira pas à faire de sa poésie aérienne et insouciante une valeur sûre dans les esprits de ses contemporains. Critiques et éditeurs font la fine bouche ; ainsi commente-t-il quelques-unes de ses péripéties dans le milieu : « (…) mes poèmes / Gallimard dit que cela manque de qualités littéraires / Ô je t'aime mon petit chardon ». 

Sans en prendre particulièrement ombrage (il recroisera le chemin du célèbre éditeur, et fructueusement, par la suite, à trois reprises), il poursuit son ouvrage, inlassablement léger. En témoigne « (l)e monde ses putains ses dagues et ses dogues », le pays tout entier à la merci des échos des éclats de voix du poète : la capitale et la lande, la neige et la « (…) colline à demi morte ». On flotte au-dessus d'un décor à l'abandon, une scène de bataille, mélancolique et possédé, en exil de soi. Un exil fait de sauts de puce, « souvenirs inventés de toute pièce, mensonges contenant leur part de vérité (...) », exil dans une mémoire dont les éléments ont été saupoudrés sur la page, dans un style d'une désinvolture réjouissante. Le poème « Hôtel des ventes » retient mon attention plus particulièrement, à la lecture de cet ensemble. Poème capharnaüm, liste, poème-long singeant la triviale prise de notes avec une minutie et une drôlerie diabolique : « (…) une foule invraisemblable où pourrait bien se côtoyer tout ce que la ville possède de Beaumôme et de Toulouche, de Piplette et de Père Moche, brocanteurs voûtés, grappe de filous, de harpies muettes, grigous. » On n’en finit pas de s’émouvoir en lisant la poésie de Pierre Lartigue, le voyage est à portée de stylo, roboratif et abondant. Quelque chose de rabelaisien aussi, dans cette manière d'inventorier et de savourer le monde d'un œil aussi bienveillant que narquois. 

S'ensuivent quelques poèmes plus expérimentaux (dont quelques jeux oulipiens) qui nous laissent penser qu'il y a probablement un monde en dormition dans l’œuvre du poète injustement méconnu. L'éventail est énorme, de « J'escriz et grave à toute force », sur deux pages qui se répondent, à la quatorzine « Kistch », où la forme, implacable, entre au service de cet art d'écrire truculent et libre, où l'on devine le travail, la volonté de faire totalité, écrire pour épouser. « Quelqu'un frotte l'or très fort », écrit Lartigue, tant il sait ce qu'il faut d'abnégation pour sonner juste, embrasser le monde et briller tout à la fois.

(initialement publié sur le site des éditions Sous le Sceau du Tabellion)

PIERRE ANDREANI