jeudi 12 novembre 2020

« Cette mémoire hors de soi », GAËLLE FERNANDEZ BRAVO, LA PAMPA SECONDAIRE

Prêter sa voix à d'autres, double de double, êtres secondaires, perdus dans l'espace et le temps d'une pampa imaginaire, serait-ce une manière d'habiter son propre souvenir, « cette mémoire hors de soi » ? L'auteure ne nous en dira pas plus, dans ce recueil multiphonique où la tâche revient au lecteur d'enquêter sur les diverses relations qui se tissent entre les différentes entités.

Tout part de la découverte d'un tas de lettres, dissimulées derrière une plinthe, dans une maison en ruine de Haute-Normandie. L'ancienne propriétaire des lieux aujourd'hui décédée y évoque la disparition de sa sœur, qui s'est jetée dans un puits alors âgée de vingt-deux ans. Une énigme « qui ne sera jamais traduit(e) » comme le rire du pollito pío qui résonne dans une maison qu'on quitte, une maison qu'on occupe. Marianne, (est-ce le nom de la morte ou celui de la suicidée ?) apparaît ici et là, soufflant sur son doigt comme sur une bougie, ou écrivant du même doigt, calligraphiant « À l'eau d'un grand pinceau / Des mots qui s'évaporent » provoquant tantôt la souffrance, tantôt la colère de cette plume qui se remémore. Et au delà des mots, peut-être une solitude terrible, celle qui consiste à vivre avec un fantôme et qui peut amener à la folie. Les visions surréelles s’enchaînent dans la boue de Carentan ou d'ailleurs (« pieds dans la mouille »), à défaut de pouvoir continuer à vivre normalement. Serait-ce un maléfice qui opère en ces lieux où tout s'accroche au passé, se revit dans la lettre ? Faudra-t-il vivre toute une vie cachée à l'ombre du puits ? A-t-on tout simplement encore le choix « Sans carte ni même l'héritage d'une boussole » ? C'est un deuil impossible celui d'une sœur disparue si jeune dans un puits au milieu du jardin. Il vous hante, vous défait de l'intérieur et pour toujours parce qu'on continue à vouloir une réponse et à chercher de partout « une momie de cire jaune que dévore un grand-père, au travers d'une vitre ». Ainsi que les amours de jeunesse dont on ne se remet jamais vraiment, comme tout ce qui concerne la jeunesse, c'est un éternel recommencement qu'un chagrin tel que celui-ci.

Il faut essayer de continuer, cependant, à vivre, à exister, à se mouvoir dans le monde ; à trois : puisque l'auteure désormais prend sa part, avec la propriétaire des lieux et la sœur. Maintenant que le legs est acté, ces trois-là resteront inséparables, et même indiscernables l'une de l'autre. On ne peut plus se fuir, on s'emmène avec soi dans la nuit, dans le jour ; « sur le boulevard d'à côté » on essaie de se semer, mais en vain. Sous la lune, qui surgit à chaque coin du recueil, dans la forêt, le trio possédé arpente les chemins, son fardeau sur le dos : lycanthropique, pâle, les yeux enfoncés, la langue sèche. Survivre en donnant du sens, construire, sillonner. Puis le trouble passe et l'on tente de se justifier : « Mais je ne t'aime pas. / Je prends un bain, mes jambes se sourient chaudement l'une à l'autre / Jamais tu n'as manqué et je n'ai rien perdu » Presque une déclaration de guerre...

C'est une histoire rêvée, parfois cauchemardée, bien délirée, aux images fortes que nous livre ici Gaëlle Fernandez Bravo. Un recueil saisissant qui dit bien plus qu'il devrait en dire, et c'est ce qui nous intéresse, sur les longues conversations et autres correspondances qui s'établissent entre les esprits.

(Pour se procurer l'ouvrage, voir les éditions sans escale)

PIERRE ANDREANI

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